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L’insoumission au festival d’Avignon – « La montagne cachée », par René Daumal et Jérémie Le Louët

« La montagne cachée » au Festival d’Avignon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. En ce mois de juillet 2024, L’insoumission est en direct du festival d’Avignon.

Le théâtre monte quelquefois en altitude. Avec « La montagne cachée », les Dramaticules ont gravi un sommet. Côté adret de l’alpage, la mise en question de l’art dramatique. Côté ubac, la volonté d’élévation individuelle et collective par la quête. Le besoin d’utopie propulsive en quelque sorte. La troupe nous emmène en excursion. Toujours sur la crête. La main tenue au spectateur pour ne pas céder au vertige des aventures, des strates et des registres mêlés. Au cœur de l’actualité politique du monde. Entre rires, burlesque et dérisoire. Et parallèlement, le grandiose, le tragique et proprement l’humain. Notre article.

« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas » – Oscar Wilde

Un pari pour la compagnie : s’attaquer au roman inachevé de René Daumal « Le mont analogue ». Peu connu mais culte. Pour entre autres, François Truffaut, les Beatles, François Mitterand, Luc Moulet, Alejandro Jodorovski …. Le rappeur Lucio Bukowsky l’a chanté . Patti Smith ne le quittait jamais et disait de son auteur : « Daumal, c’est vraiment un frère pour moi. C’est un conteur inouï, absurde et spirituel. Ça me brise le cœur qu’il soit mort si jeune… Je voudrais tant que l’argent que je gagne me permette de voyager dans le temps et d’aller lui acheter ce dont il a besoin pour vivre plus vieux. J’ai une grande affection pour lui. Je pense à lui tous les jours. »

Stoppé en 1944 par la mort de son auteur, « Le mont analogue » est sous-titré « roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentique » . C’est le récit d’une expédition pour découvrir la plus haute montagne du monde. Cachée aux yeux et aux calculs de tous par une courbure de l’espace. A son sommet, on communique avec l’au-delà. Une extraction de la banalité voire de la médiocrité de la vie. La quête du sens, aboutie ou non, a été le centre de nombreux romans. Des « Chevaliers de la table ronde » à la recherche du Graal de Chrétien de Troye aux romans de Dostoïevski.

« René Daumal – Le mont analogue – extrait – Je suis mort parce que je n’ai pas le désir/Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder/Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner/Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien/Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner/Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien/Voyant qu’on n’est rien, on désire devenir/Désirant devenir, on vit. »

« L’utopie vaut mieux que la science des morts-vivants, car elle maintient battante l’ouverture » – Bernard Noël

Le mont analogue résonne avec toutes les montagnes des cinq continents. Emblème des totémismes. Le Mont Olympe des grecs. Le Sinaï des hébreux. Le Méru, axe du monde des philosophies persanes, bouddhistes et hindouiste. L’Ol Doinyo Lengaï des Masaï africains. Le mont Fuji des japonais. Le Machu Picchu des Incas… Pour René Daumal, les mythologies disent vrai. La soif est mystique. Après que monde ait été exploré dans ses recoins, le « Mont analogue » est le signe que tout n’est pas fini.

René Daumal – Le mont analogue – extrait – : « Souvent, d’ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l’insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant ; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s’adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n’aie pas honte de te conduire comme ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au-dedans/ »

Facile pour certains lecteurs d’identifier le mont à l’utopie. On ne connaît que le titre de la dernière et septième partie du roman : « Et vous, que cherchez-vous ? »

« Le théâtre, établi dans la déchirure entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, est l’une des dernières demeures de l’utopie. », Heiner Müller

La compagnie s’attaque donc à une montagne. En dialogue poétique avec René Daumal. La « Montagne cachée » des Dramaticules, comme le roman, superpose de nombreuses strates Spatiales et temporelles. Ancrées dans notre présent. On suit donc la composition du corps d’expédition. Sa préparation. Son chemin maritime. L’ascension du mont. Nous serons saisis par les embruns en mer. Par le froid sur les glaciers. Pas étonnés par le retour du mort. Et en même temps, avec les mêmes images, le metteur en scène nous raconte l’aventure de leur
création.

Jérémie Le Louët explique : « Un projet de spectacle est toujours une sorte d’expédition. Il faut être porté par une idée plus grande que soi, croire en l’absolue nécessité de l’entreprise Autre analogie avec la haute montagne : plus le sujet est élevé, plus nous sommes menacés par les abîmes ».

Dans la mise en scène de l’aventure initiatique ou théâtrale, le prosaïque croise le spirituel. Le
médiocre, le sublime. Le millénarisme et le complotisme, l’engagement et la raison. En abîme.

Toutes les techniques qui peuvent composer un spectacle sont convoquées sur le plateau. Formes et moyens. Expressionnisme. Marionnette. Vidéo. Interactivité. Kitsch. Adresse au public. Bruitage à vue. Théâtre d’image. Plateau TV. Le changement de décor par les ceintres. Le canular.Transformation de scène… Des inventions à chaque étape. Il se produit parfois tellement d’évènements sur le plateau que le regard ne peut tout embrasser. C’est touffu jamais brouillon. Dans une cohérence presque wagnérienne. Entre « L’anneau des Nibelung » et « La soupe aux canards » des Marx Brothers.

Cinq comédiens et deux techniciens sillonnent le plateau. En troupe. Depuis vingt ans. Pas de casting. De la fidélité. La complicité permet d’aller vite quand il le faut. Leurs corps se connaissent et se comprennent à mi-mots. Leurs engagements discutent et se répondent. Cela se voit.

« Vous, vous avez votre utopie à vous. Le marché. Le paradis du marché. Le marché va rendre tout le monde heureux… C’est une chimère ! » – Svetlana Alexievitch

Le dernier chapitre du roman n’a pas été écrit : Et vous, que cherchez-vous ?. C’est dans cette faille que disparaissent les personnages. Pas les artistes. Ils disent au long de la représentation le bourbier actuel. Politique et artistique. Du désastre climatique et social au productivisme détruisant nos vies, la nature et les animaux.

Du talk-show remplaçant l’information ou l’art au ciblage commercial des productions et à la fausse interactivité. Leur départ est une envie d’ailleurs. Une exigence de beau. Visible. Un engagement. La fable ? Une parabole des requêtes de notre monde. Le titre du dernier chapitre accolé aux images du spectacle poursuit, longtemps après la fin de la représentation, son chemin.

Par Laurent Klajbaum