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L’insoumission au festival d’Avignon – « Celle qui ne dit pas a dit », par Sarah Pèpe

« Celle qui ne dit pas a dit » au Festival d’Avignon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. En ce mois de juillet 2024, L’insoumission est en direct du festival d’Avignon.

« Celle qui ne dit pas a dit » de Sarah Pèpe est présenté à 14 heures 05 jusqu’au 21 juillet au Théâtre Lila’s. Un théâtre exclusivement voué aux autrices. Pour la seconde année. Petit rééquilibrage à Avignon. Les femmes écrivent depuis la nuit des temps. Mais aujourd’hui encore, seulement 15 % d’autrices sont programmées dans les théâtres français. Notre article.

« Ce qui compte c’est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves », – Une chambre à soi, Virginia Woolf

La pièce de Sarah Pèpe aborde la question du rapport des femmes à la parole dans un contexte de lutte sociale. Elle s’inscrit à sa manière personnelle et originale dans une histoire des œuvres sur ce sujet. On pense à We want sex equality de Nigel Cole

L’écriture de Sarah Pèpe est délicate. Toujours attentive et empathique. Elle traite de la violence du monde. Particulièrement celle faite aux femmes. Avec force. On dit des tombes qu’elles sont muettes. « Celle qui ne dit pas a dit » est dans cette veine. Penser les rapports sociaux. Familiaux. De pouvoirs. Autour de la prise de parole.

Le texte déploie mille modalités du mot « dire ». On pense à l’oulipien « Exercice de style » de Raymond Queneau. Ou à un sketch de Raymond Devos Mais ici les mots renvoient à des êtres de chair. Et à leurs positions.

Le choix de « dire » comme mot pivot a du sens. C’est un mot originel. Créateur. Pour de nombreux mythes et religions aussi. Et on n’oublie pas que le Dit est une forme poético-théatrale du moyen-âge. Au 14ᵉ siècle, Christine de Pisan – la première femme de lettres à vivre de ses revenus – en fut une autrice célèbre. Elle écrit dans l’un d’entre eux : « Les dames doivent avoir cœur d’homme » . Et dans un de ses Traités politiques ; « Si la coustume estoit de mettre les petites filles a l’escole, et que communément on les fist apprendre les sciences comme on fait aux filz, qu’elles apprendroient aussi parfaitement et entenderoient les subtilités de toutes les arz et sciences comme ils font » .

« J’ai imaginé comment ces femmes se définissaient par rapport au fait de dire. Comment elles s’étaient construites autour d’un dire possible ou empêché. Et comment la modification d’un rôle qu’on croyait être une destinée fait souffler un vent de liberté… »

Sarah Pèpe

Il s’agit donc de l’histoire de trois femmes. Trois ouvrières aux gestes mécaniques du travail à la chaîne. Une qui dit. L’autre qui reprend après que cela a été dit. La troisième ne dit pas. Elles se positionnent toutes trois sur une modalité propre de l’usage de la parole. Elles vont toutes trois en expérimenter ses utilités. Actes, façade ou prison. Faux-semblants du visible ou acte opérationnel. Le récit de l’autrice atteste que la hiérarchie de l’usage de la parole ne se superpose pas exactement avec l’utilité ou l’éthique.

Elles sont trois ouvrières aux gestes mécaniques du travail à la chaîne. Trois histoires particulières construites par leur histoire familiale. Trois intrications singulières des dominations patriarcales et capitalistes. Dans le collectif des salariées. Invisibilité du pouvoir patronal sur scène. Le chef est de l’autre côté de la porte. On ne voit pas qu’on va le voir. C’est juste dit. Invisibilité des pères aussi. Leurs fantômes viennent régulièrement hanter les pensées des personnages.

« Se vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres », Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté

Le détonateur du récit se produit avant le début de la représentation. On met du temps à comprendre l’acte. Le temps que les mots s’emplissent du sens. Celle qui ne dit pas a dit. Elle a utilisé la parole non pour cacher, mais pour révéler. Elle a dit non. Elle s’est révolté. À l’entreprise. Elle bouleverse ainsi l’équilibre établi. Les positions changent.

Dire n’est pas un absolu et revêt plusieurs facettes. Les trois femmes se passent des relais. Finalement, chacune sa voie individuelle et collective d’émancipation. Respectivement, mais ensemble.

Sur scène, les mots guident les situations. Le dire est un faire. Une chorégraphie. Il constitue chaque protagoniste. Déplacements géométriques ou danse seule, à deux, à trois. La parole se fait chair et s’inscrit dans les corps. Les formes du dire font bouger les lignes et forment de nouvelles figures.

« L’idée que les femmes sont des individus souverains, et non de simples appendices, des attelages en attente d’un cheval de trait, peine à se frayer un chemin dans les esprits – et pas seulement chez les politiciens conservateurs. »

Sorcières, Mona Chollet

« Celle qui ne dit pas a dit » avance tranquillement sur des enjeux essentiels et leurs relations entre eux. Le travail et la famille comme sujets politiques. L’individuel et le collectif. La potentialité agissante du verbe. L’émancipation de la domination patriarcale dans l’exploitation capitaliste. Le maniement de la division pour continuer les dominations. Elle nous rappelle que l’exploitation de l’homme par l’homme a commencé par la femme. Et que sa propre libération reste un enjeu d’actualité pour tous.

Par Laurent Klajnbaum