Festival d'avignon

L’insoumission au festival d’Avignon – « Sur le cœur », par Nathalie Fillion

« Sur le cœur », par Nathalie Fillion, au Festival d’Avignon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. En ce mois de juillet 2024, L’insoumission est en direct du festival d’Avignon.

Les bonnes comédies contemporaines sont rares. Plus rares encore celles qui traitent de sujets politiques ou de société. On se souvient de « Pochades millénaristes » d’Eugène Durif qui nous avait plié en quatre. « Sur le cœur » de Nathalie Fillion est de cette veine. Elle a bien du courage, car elle traite des enjeux de l’hôpital et de l’histoire patriarcale. Aux spectateurs de démêler les récits croisés. Comme des pelotes de laine dans un panier. Notre article.

« Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit », Charles Baudelaire / Le Spleen de Paris

« Sur le cœur » se passe en France. Les costumes qui forment un arc de couleurs tricolore nous le disent. En France et à l’hôpital. Dans quelques années. En 2027, entend-on. On a dans cet hôpital créé un service pour les affections post me too. Les mouvements ont leurs conséquences. Elles touchent dans cette histoire principalement les hommes. Perdus par l’extinction en cours du patriarcat. Dégât collatéral de la vague nécessaire faite pour durer.

Et l’hôpital ne va pas mieux que maintenant. Plus de lit pour les nouveaux patients. Épuisement des personnels et burn-out en escalier. Sous effectifs. Le sacrifice des hospitaliers est toujours de règle. Leur dévouement aux malades aussi. On court après la visio et les masques sont toujours rassurants pour les patients. Survivance du covid ?

Une femme dirige l’unité. L’époque commence à changer. La professeure a percé le plafond de verre des métiers accaparés par les hommes. La professeure a malgré tout, tout comme son assistant, un petit air de famille avec la lignée des médecins de théâtre. Des Diafoirus au de Molière et Knock de Jules Romains…

À moins que l’hôpital de « Sur le cœur » ne soit qu’un prétexte. Le lieu symbolique d’auscultation de la France déjà là. Le décor nous invite à le penser. La fermeture administrative des lits les a transformés en bureaux hospitaliers. Et parfois en grotte pariétale. Les fluo blancs font penser à une discothèque clinique. Ou l’inverse. Le monde se balade entre le foutraque et l’aseptisé.

On y parle fort et de tout. On y chante aussi d’ailleurs. Tout à trac. Comme dans les films de Jacques Demy. Et on y danse. Comme on se cherche entre hommes et femmes dans le tango. Debout et assis. Comme on cherche sa place aussi. C’est rock. Cela pourrait être punk si l’hôpital n’était pas si blanc et net.

« Le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse ; c’est aussi à la promesse, ou du moins l’espoir, d’un monde différent et qui pourrait être meilleur. »

Ainsi soit-elle, Benoîte Groult

Les femmes sont là. Au centre. Les hommes malades visibles dans la parole des personnages. Un comédien joue tous les autres rôles masculins en périphéries. Il le reprochera à l’autrice dans un dialogue abymal et hilarant. L’acteur gommé de son réel. L’acteur qui joue l’acteur qui est l’homme. Non plus fils de sa mère, mais enfanté par un imaginaire féminin. Le service du docteur Spillerman une femme malgré son titre et son nom de famille – pourrait être le lieu où l’on sonde la question féministe.

« Votre silence ne vous protègera pas », Audre Lorde

Au cœur de la pièce Iris. Entourée de sa sœur. Entourée de ses soignants. Iris ne parle plus. Iris est le collapsar du récit et de la scène où s’absorbent les projections du spectateur. Aucun examen ne décèle les raisons organiques de son trouble. On entend, au milieu des mots des personnages, ce mutisme.

Sur le cœur (extrait) :

Marguerite : Ma sœur ne parle plus. Ma sœur se tait. Comment dire ça ?
Rose : Comme ça.
Marguerite : Oui. Aussi parce qu’elle mène une vie normale et qu’elle ne souffre pas.
Rose : Est-ce qu’elle exprime des émotions particulières ? — Peur ? Colère ? Joie ?
Tristesse ? Dégoût ?
Marguerite : Pas plus qu’avant. Iris mène une vie normale.
Rose : Je ne sais pas ce qu’est une vie normale Marguerite.

Marguerite : On peut vivre normalement sans prononcer un mot. Pendant des siècles les femmes ont fermé leur gueule, leur bouche — pardon docteure mais quand je parle des siècles il n’y que des mots grossiers qui sortent de ma gueule, ma bouche pardon, c’est plus fort que moi, des siècles de mots qui macèrent, qui croupissent, qui fermentent, des crapauds, des lames, des couteaux qui sortent de ma bouche, ma gueule pardon quand je parle des siècles, je les vomis les siècles comme une gargouille docteure.

Rose : Vous n’êtes pas une gargouille Marguerite. Non seulement les femmes s’expriment aujourd’hui mais on les écoute. Leur parole fait trembler l’édifice, c’est vrai, mais vous n’êtes pas une gargouille. Tout est en train de bouger, de changer. Croyez-moi.
Marguerite : Pour qui docteure ? Où ? Quand ? Et des siècles et des siècles, qu’est-ce qu’on en fait des siècles ?
Rose : Il vous est arrivé quelque chose Marguerite ?

Mutisme héritage des historiques silences ? Mémoire diachronique ? Jusqu’à découvrir que de son excrétion jaillira une nouvelle économie de l’histoire de l’humanité. « Si tu ne peux pas le dire, chante-le » a dit Lacan. S’opère sous nos yeux une psychanalyse groddeckienne révélant le premier féminicide de l’humanité. Un acte fondateur de la disparition des femmes artistes des encyclopédies. Symboliquement et dans les chairs, les oppressions font symptômes, la maladie est sociale. L’avenir ne peut se construire que sur la mémoire retrouvée.

« Si un homme peut tout détruire, pourquoi une fille ne pourrait-elle pas tout changer ? », – I am – Malala Yousafzai

Tout vacille et semble basculer d’un côté à l’autre dans la pièce de Nathalie Fillon. En sommes nous à ce moment ? La langue, les mots comme les faits. Les mots roulent entre les berges de la lettre et de l’esprit. Coté recherche médicale, la découverte du virus provoquant le patriarcat est attendue et les discours biologisent la psyché. À l’inverse, dans les faits, les inconscients s’agitent. Avec leurs cortèges de désirs, de poncifs, de fantasme, de lapsus…

La pièce est impensable et tordue comme un anneau de moebius. Un vertige qui, chaque fois qu’il nous perd, s’empresse de nous rattraper. Le rire nous prend de la tension entre ce que la pièce manie d’absurde et ce qu’elle évoque des réels auxquels nous avons à faire.

« Metoo est un ébranlement du monde provoqué par le simple phénomène de la Parole. Une parole plurielle, démultipliée, qui se prolonge en deçà et au-delà des mots, dans les cœurs, dans les corps, dans les imaginaires, s’invite dans les relations, les représentations, interroge les lois, les us, les coutumes, les rapports de force, convoque l’invisible, l’indicible… Sur le cœur naît du désir d’interroger les résonances d’un phénomène sur lequel nous n’avons aucun recul, qui nous ébranle toutes et tous et de s’en jouer, d’en faire du théâtre.

La forme musicale s’impose comme prise de distance nécessaire, mais aussi, paradoxalement, parce que la musique porte nos émotions par-delà des mots. Ainsi ce projet me guide vers mes premières amours, la musique, sans renoncer à l’écriture dramatique et la force de son architecture : dès l’écriture sur la page, penser la place du chant et de la danse, leur nécessité dramaturgique.

On chantera quand on ne pourra plus parler, on dansera quand les mots n’auront plus de sens. Il y aura des scènes muettes totalement écrites. Puisque Metoo est à la fois le constat d’un désastre et le moment de nouveaux possibles, ce projet s’écrira dans ce même paradoxe, avec dans le cœur un cocktail féroce de tristesse, de colère et de joie, beaucoup d’envies, de questions, d’intuitions, de la musique plein la tête. »

Nathalie Fillion

On saisit, entre deux rires, que Nathalie Fillion scrute les enchaînements entre les faits et la parole. Le besoin simultané de soigner et de transformer les rapports sociaux. A la manière de Molière, à partir de la peinture de caractères humains et du jeu entre eux et elles, Nathalie Fillion glisse dans son spectacle les choses qu’elle a sur le coeur. Et ouvre notre esprit à une réflexion dont on ne pourra pas se dispenser.

Par Laurent Klajnbaum