C’EST MORT (OU PRESQUE) de Charles PENNEQUIN par Joachim LATARJET

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Présent au Festival d’Avignon, l’Insoumission publie son quatrième article de cette série et vous parle de « C’est mort ou presque ». Une œuvre où Joachim Latarjet chante le poète Charles Pennequin. Quelques fragments pour un autoportrait de l’auteur. Sans complaisance.  Plein de colères sociales et intimes. Une bulle enchâssée dans le réel. Émouvant, jubilatoire et drôle.  Une heure au goût de pas assez.  Ça se joue tous les jours à 18h40 au Théâtre du Train bleu 40 rue Paul Saïn à Avignon.

Pendant quelques dizaines d’années, les poètes vivants ont eu leurs interprètes. Jacques Prévert, :  Yves Montand, Mouloudji et Gainsbourg… Louis Aragon : Léo Ferré, Jean Ferrat, Georges Brassens, Bernard Lavilliers. Raymond Queneau : Juliette Greco, Zizi Jeanmaire, Les Frères Jacques…. Marguerite Duras, Rezvani et Norge : Jeanne Moreau… On peut en rire. Mais cela ne compte-t-il pour rien qu’un peuple chante «Quelle connerie la guerre» avec «Barbara» de Prévert ?

Connaisse l’histoire de Missak Manouchian grâce à «L’affiche rouge»  d’Aragon ? Ou tout simplement s’approprie le jonglage des mots de Rezvani avec «J’ai la mémoire qui flanche…»  et la malicieuse réplique de Queneau  à Ronsard : «Si tu t’imagines…»  ?  Qui aujourd’hui peut citer le nom d’un de nos contemporains poète . En dire quelques vers ?  On repense à cette période en écoutant Joachim Latarjet s’emparer des mots de Charles Pennequin.  On jubile. On a envie de la voir renaître.

« Le jour où je suis né j’ai fait la découverte de me penser en moi pour moi. J’avais la pensée qui tournoyait et je ne savais pas comment l’attraper alors je ne l’ai pas attrapée. Je l’ai laissée aux autres et j’ai pensé très fort à elle. Je voulais tout lui donner mais je n’avais rien. Elle n’en voulait pas d’ailleurs. Mais elle le prit quand même. Ça grossissait dans mon ventre. Elle était rose. On pouvait lui faire des guiliguilis. Non. Je ne crois pas qu’on pouvait lui faire des guiliguilis en vrai. En vrai la pensée n’est guère pour les guiliguilis. C’est dommage. Car c’est bien les guiliguilis. Parfois quand j’étais dans ma pensée je voulais que tout d’un coup je devienne bête. Je faisais l’âne pour avancer. Je mangeais du foin et je me laissais aller à moi tout bonnement. J’aime me laisser à l’âne qui est en nous. En nous tous il y a un âne qui respire. ..» –  Dedans  – Charles Pennequin

Charles Pennequin est un drôle de poète. Gendarme d’abord. Écrivain après la rencontre de Christian Prigent.  Fondateur de l’Armée noire , une bande d’artistes peu fréquentables…. Il a publié de nombreux livres. Et dans de non moins nombreuses revues.  Poète d’engagements. A Nuit debout en 2016 place de la République. Pour Mimmo Lucano dans «Terre d’humanité» . Langue truculente et facétieuse. Écriture oralisante. Ses phrases avancent en s’enroulant sur elles même. En boucles. Mots cailloux à la Démosthène. Répétitions qui remettent en cause le sens précédent. Hoquets et sauts.

Son écriture est de celle qu’on place du côté de la vie et de la joie. Même quand le sujet est grave. La langue a souvent raison contre la raison. Pennequin est vivant et drôle. Extrême. Lancinant. Il improvise, performe et crie aussi ses textes. On dirait qu’il les courre.  Dans des salles, dans la rue, dans des trains, sur un bateau ou dans des manifestations… Sa poésie est faite pour la voix comme pour l’impression. Ici, c’est un de ses textes qui a intéressé un comédien.

Joachim Latarjet a rencontré Charles Pennequin par hasard. Dos d’un livre lu dans un rayon de librairie. «Pamphlet contre la mort/C’est mort ou presque» . Nécessité de s’en saisir. Le son du texte. Le dialogue possible avec la musique. D’égal à égal. D’emblée prêt au  catch. Mots vs notes. Assisté de Sylvain Maurice pour la création, l’interprète a construit un dispositif. Seul en scène. Vissé à sa chaise ou presque. Entouré d’une forêt métallique. Des micros. Du commentateur sportif des années 30  au rappeur vocodé. Variations des sonorités et des tessitures. Joachim Latarjet  dissocié. D’un côté le comédien. Grand corps longiligne.Voix. Visage. Jeu de mains. De l’autre, le musicien : chant, tuba, trombone, guitare électrique et bouzouki….. Les doigts sautent des pistons aux cordes. La jambe lance la pédale à effet.  Plus qu’un homme orchestre, un pantin symphonique. A la moulinette de son ordinateur. Les mots sont des sons. Les sons sont des mots. Ils reviennent. Tous gagnants. Inventif et décalé. Un peu comme Fantazio  https://www.youtube.com/watch?v=exdH4zgSIJ8 .

Le tour de chant se déroule dans une atmosphère de cabaret berlinois des années 30. A la Karl Valentin ou Tucholsky. Misère et grandeur ouvrière.  Contestation sociale et politique. Ça tombe pile poil. C’était l’époque de la montée des fascisme et du nazisme. Sur scène, lumières colorées dans une intensité sombre.  Projection des ombres sur les murs. Fait pour la cave.  Savant, tendre et burlesque.  Multiple. A l’unisson de «C’est mort (ou presque)» de Charles Pennequin.

« J’ai très vite pris le pli de composer mes textes dans ma chambre et d’imaginer des concerts inoubliables dans ma tête, car je peux créer ainsi une symphonie pour moi seul dans ma tête, et je suis très ému d’être l’unique public de ce chef d’œuvre qui n’est jamais sorti de ma tête». – C’est mort (ou presque). – Charles Pennequin

Avant de partir, il faut régler ses comptes et payer l’addition.  Joachim Latarget fait le tri dans les souvenirs  bien vivants de Charles Pennequin. Les rancunes, les tendresses, les visions d’une «époque qui tourne au vinaigre». Tout se chante dans la tête du personnage. Le crâne autobiographique est un théâtre. Se joue une partie de ping-pong entre lui et lui. Je est des autres aussi. Défilent, en rengaines et ritournelles, la violence de la vie et du monde – les Gilets jaunes reconnaîtront. La famille. Le père. Double lui aussi. Tyran domestique et prolétaire. En final la tonitruante manif. Du je au nous. C’est beau de sens, franc et réjouissant.

« C’est mort ici. ou presque. c’est quasi mort. on n’en a plus pour longtemps. ailleurs c’était moins mort. mais ici, si vous voulez sortir le soir, c’est mort. faut rester chez soi. mais même chez soi c’est mort. la télé est morte. vous sortez dans la télé. vous voulez passer un bonne soirée. mais c’est la télé qui veut passer une bonne soirée. du coup elle dit c’est mort ici. elle passe la soirée ailleurs. on sait pas où. certains savent où elle passe ses soirées la télé. pas chez moi en tout cas. chez moi c’est mort pour la télé. du coup je la regarde. je vois des gens sortir. ils disent qu’ils sortent mais c’est pour faire un effort. pour dire d’être sortis. puis après ils re-rentrent. y en a comme ça qui sont morts. de faire tant d’allées et venues pour rien. les experts vous le diront : ne sortez pas. surtout si c’est mort tout partout. pas d’allées et venues inutiles. restez chez vous, même si c’est mort. ils le disent tous les experts à la télé». C’est mort (ou presque). – Charles Pennequin

Joachim Latarjet reprend les chemins des tournées cet automne. Mais si vous êtes en Avignon passez l’écouter. Et jeter, dans les bonnes librairies, un oeil sur les 4e de couverture des livres de Charles Pennequin.

Par Laurent Klajnbaum

Charles Pennequin, “Pamphlet contre la mort”, POL,