MAD
Crédits : Isabelle Caye.

« MAD ! Je te promets la forêt rebelle », cette pièce de théâtre sur la mort de Rémi Fraisse

MAD. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

MAD ou comment se révolter quand le système s’enraye et devient inhumain. Une ZAD. Un chien qui parle. Un astronaute. Un conquistador. Une chamane… On ne le croirait pas, Joséphine Serre travaille l’actualité. Et le réel. Sa pièce – MAD – aborde les luttes écologiques contre le dérèglement climatique. Fictionne l’histoire de Rémi Fraisse, étudiant de 21 ans tué par une grenade lancée par un gendarme lors de la contestation de l’édification du barrage de Sivens dans le Tarn. Les 25 et 26 octobre 2014. Il y a presque 10 ans. MAD se joue au Théâtre de la Tempête / La Cartoucherie. Notre article.

« Le taux d’extinction est jusqu’à dix mille fois plus rapide que ce qui est considéré comme normal. Jusqu’à 200 espèces disparaissent chaque jour… Ces tendances désastreuses sont accélérées par un mode de vie que nous considérons comme notre droit de continuer à vivre

Greta Thunberg

MAD – un monde à défendre – est une fable. Pour parler d’aujourd’hui. Une fable qui oscille entre récit initiatique, documentaire et fantastique. Toujours sur le fil de la bascule d’un univers à l’autre. On se demande où se passe l’action. Pas très loin de chez nous ? Dans la psyché d’un personnage ? Dans les mots d’un conteur ? Dans les mythes et légendes de l’histoire humaine ? Non. Au plateau.

L’écriture de Joséphine Serre mobilise des documents, nos mémoires, l’histoire littéraire… pour les nouer dans un chœur scénique qui nous raconte notre présent. Intime et politique confondus. Cut-up assumés. Frédéric Minière, sur scène, dessine un espace sonore. Tantôt enveloppant. Tantôt frontal. À la fois un mur pour les personnages et un souffle dans le dos des comédiens. Les écritures mêlées et dialogantes – textuelle, scénique et musicale – sont généreuses et ouvertes. Sans didactisme assujettissant.

EXTRAIT : « Je veux entendre cette pluie tomber sur nos milliers d’années d’attente/Et demeurer là dans les corridors invisibles de la clarté
/Douceurs à mes pieds, nudité de mes paumes, avalanches dans la sève partout
/Et me voici au seuil d’un astre balançant
/Quelque chose passe qui ne fut pas dit que nous n’avons pas encore reçu
/Quelque chose s’apprête/À peine osée, à demi défenestrée, craignant l’étreinte
/Oh mon aurore minuscule et puissante mon aurore
/Sous un arbre dessinant la face perdue d’un ciel lavé/D’obscures traces d’anciens soleils
/Où brûlent encore troyens juifs égyptiens berbères gitans arméniens et peuples de l’Amazonie
/Je trouble encore ici le taffetas de mes jours. »

Le frère

N’arrivez pas en retard. Pendant l’installation des spectateurs, la scène tisse ses fils. Les six comédiens cherchent leurs personnages. Et un peu la salle. Un compositeur scénique teste ses sons. Les éléments du décor prennent sens. La musique et les lumières explorent leur accord. Dans la profondeur du champ et du théâtre. Comme un orchestre qui s’accorde. C’est beau de voir naître.

« Un vent frais fait voler les feuilles, on dirait qu’il murmure l’adieu du soir à la forêt », Nikolaus Lenau

L’histoire initiatique se joue entre un frère et une sœur. Deux images d’un autre soi. L’une joue la réparation de la planète par les grands du monde. L’autre n’y croit plus. Il poursuit des lucioles pasoliniesque autour de la ZAD de Sivens. Séparés dans la vie. Unis par la mort du frère. L’histoire des sœurs qui veulent enterrer leur frère est antique.

Antigone dit chez Sophocle : « Si j’avais été mère de famille/Si c’était mon mari qui était mort ainsi,/Je ne me serais pas imposé cette épreuve,/En m’opposant violemment aux citoyens./Qu’est-ce qui me fait parler ainsi ?/Une veuve peut se remarier,/Et si en outre elle a perdu ses enfants,/Elle peut en avoir d’autres d’un autre homme./Mais un père, une mère, enfermés dans leur tombe,/Ne peuvent plus me donner de frère. ». Le deuil est un chemin. La quête des raisons de la mort du frère devient un engagement.

« Les forêts le soir font du bruit en mangeant », Eugène Guillevic

MAD est aussi un état des lieux poétique de la contestation radicale du capitalisme destructeur de la planète. Des enjeux sortis du bruit de fond informationnel. Voire de son enterrement médiatique. Sortis par la scène. La possibilité d’un avenir en commun face à la catastrophe. La guerre de l’eau. La chute de la biodiversité. La sixième extinction de masse.

La violence policière d’un système qui veut se maintenir. Les moyens du combat. Accompagnement des forêts artificielles ou résistance. Humaine avec ses engagements. Son organisation matérielle. Et ses débats. Alternative. Niveau acceptable de violence. Légitimité ou légalité. Prix à payer… La troupe de Joséphine Serre ouvre au spectateur l’interrogation du sens et de l’action.

L’action se passe dans la forêt. Henry David Thoreau raconte : « Je suis parti vivre dans les bois parce que je voulais vivre en toute intentionnalité ; me confronter aux données essentielles de la vie, et voir si je ne pouvais apprendre ce qu’elles avaient à m’enseigner, plutôt que de constater, au moment de mourir, que je n’avais point vécu ». Dans MAD, la forêt est un personnage. L’ensemble du vivant est mobilisé dans la bataille. Végétal et animal. Peut-être même une étincelle des ruisseaux. Ode à la nature. L’humain n’est pas seul sur la planète.

« Ce n’est pas tant pour sa beauté que la forêt s’impose au cœur des hommes, mais pour cette chose subtile, cette qualité de l’air, cette émanation des vieux arbres, qui change et renouvelle si merveilleusement l’esprit fatigué »

Robert Louis Stevenson

Par la scène, on reconstruit aussi mille autres histoires. Liées aux condensations écrites et jouées des personnages. Par exemple, le chien, compagnon du frère, s’appelle Walden. Comme le livre majeur de Thoreau. La vie dans les bois au rythme des saisons. Il porte la tête d’Anubis dieu funéraire de l’Égypte antique, maître des nécropoles et de la pesée du cœur. Anubis qui reconstitue avec Isis le corps démembré d’Osiris. Neil Armstrong, le premier homme sur la lune, est aussi jardinier.

Le même comédien est repérable du gendarme meurtrier à celui du conquistador, récitant des catastrophes. Sorti tout droit d’Aguirre ou la colère de dieu de Werner Herzog. Les six comédiens passent sans barguigner de leur personnage à une figure en passant par le chœur des gendarmes, des femmes assassinées ou des zadistes, le tribunal des arbres. Les figures sont présentes comme des tangentes au propos. Neil Armstrong pour la dimension spatiale, cosmogonique. Le conquistador porte le temps. Temps long des dominations et des massacres.

« Ne crains rien jusqu’à ce que la forêt de Birnam marche sur Dunsinane, et voilà maintenant une forêt qui s’avance vers Dunsinane.— Aux armes, aux armes, et sortons ! »

Macbeth – William Shakespeare

Pourquoi n’arrive-t-on pas à déchiffrer la vérité ? Pourquoi nous obstinons nous dans le confort interprétatif ? Question à l’intention des climato-sceptiques évidement. Mais pas seulement. Énigme portée ici par la référence à Macbeth qui trame un Monde à Défendre ». Avec d’abord ses sorcières et leur avertissement de la marche des forets. La tache de sang indélébile. Mais aussi la mise en scène shakespearienne des camps. Celui des gendarmes. Celui des zadistes. Celui des arbres. À la mode élisabéthaine. Un panneau indique l’endroit. Une table est successivement elle-même et la montagne.

MAD ne se joue pas de nos utopies, mais sur elles. Sur la nécessité et l’incertitude de leur devenir. Sur leurs strates. Sans injonction à choisir son camp. Les gendarmes aussi peuvent parfois être touchants. Comme une invitation poétique à déplacer nos regards et nos représentations. C’est aussi une tentative de retenir contre l’oubli nos morts. Rémi Fraisse en particulier. Et de le faire revivre, sous un autre nom et avec d’autres histoires, au théâtre, cet art du présent. Et du partage. MAD joue du 6 au 23 juin, à la Cartoucherie, au Théâtre de la Tempête. Et part en tournée en juillet au Four à Prunes / Villereal, en novembre à Anis Gras / Arcueil puis à Château-Rouge / Annemasse.

Par Laurent Klajnbaum