Les voyageurs occidentaux, suivis par les peintres et romanciers, ont façonné des siècles durant le mythe de la femme orientale, dont les seuls attributs sont la soumission et la lascivité. Comme tout mythe, celui-ci est réductionniste, évasif et sans attache à la réalité. En dépit de cela, il irriguera les représentations occidentales de ces femmes à leur insu.
L’orientale, la fabrication d’un mythe
Dès le 16ᵉ siècle, les voyages d’Occidentaux vers l’Orient (terme générique employé par ces voyageurs pour désigner indistinctement autant l’empire ottoman que la Perse, la Syrie ou encore l’Égypte) se multiplient.
Les récits qui s’ensuivent connaîtront un grand succès chez les Européens avides d’exotisme. Peu de textes feront cependant cas des femmes orientales (Les voyageurs français au Levant et en Barbarie du XVIe au XVIIIe siècle : de la perception de l’altérité fondée sur des a priori religieux aux prémices de la vision ethnographique, J-P Farganel, 2011), mais les rares récits de voyage qui en brosseront un portrait sommaire auront une fonction centrale dans la fixation de la perception de leur identité. Elles y sont décrites comme des femmes lubriques, soumises à tout désir ou fantasme masculin et dépourvues de toute morale ou pudicité sexuelle.
En conséquence, les hommes ottomans les garderaient captives dans des harems où la polygamie et le stupre sont légion. L’interprétation du voilement des femmes est révélatrice de cette représentation d’une altérité féminine érotisée et sexualisée. Avant de n’être perçu comme le marqueur d’une religion totalitaire figeant l’identité des musulmans, le voile est interprété entre les 16ᵉ et 18ᵉ siècles à l’aune du discours sexualisant majoritaire à l’époque.
Pour Nicolas de Nicolay par exemple, le voile permet de se rendre chez quelque amante ou amant, sans crainte d’être reconnue dans la rue. Jean Chardin, quant à lui, émet l’hypothèse que ce serait par « vaine gloire ou par fierté que les femmes le prirent, ou par un effet de la jalousie de leurs maris » (Voyages de Monsieur le Chevalier, en Perse et autres lieux de l’Orient…, Jean Chardin, 1711).
Pourtant, ces descriptions ne se fondent sur aucun élément matériel puisque, par la définition même qu’en donnent ces hommes européens, le harem ne leur était pas accessible et ne pouvait faire l’objet que de fantasmes et de projections. Par ailleurs, des émissaires comme de Nicolas de Nicolay ne côtoyaient que l’élite stambouliote (d’Istanbul, ndlr) et ne pouvaient donc prétendre décrire la société ottomane dans sa diversité et sa complexité (Le voile des Ottomanes, J.Dumas, 2019).
L’odalisque ou la projection sexuelle des artistes européens
Cette image caricaturale se généralisera à toute femme musulmane (sans distinction de cultures, langues, régions ou même continents) et connaîtra son apogée au 18ème siècle sous la figure de l’odalisque. Ce terme, désignant initialement les femmes de chambre dans les harems turcs, devient en Occident l’équivalent d’une femme lubrique et soumise, en somme, une femme orientale. De la littérature savante à la peinture en passant par les romans de gare, l’Orient est alors le sujet de prédilection de peintres et romanciers peu soucieux du réalisme de leurs description.
La femme orientale est sous la figure de l’odalisque totalement désubjectifiée. Elle n’est tout au plus que le support de figures imaginées par des artistes européens désintéressés de la réalité de l’existence de leurs muses. L’Orient, en tant que zone culturelle, est réduit à un décor exotique dont toute description politico-sociologique ou anthropologique est évacuée. Les mœurs et coutumes ne sont évoquées que pour justifier la sensualité des femmes.
L’obsession pour la sexualité de ces femmes non blanches s’explique également par des contraintes sociales : elle permet d’éviter à ces artistes la censure dans une période d’austérité victorienne où la représentation du nu (blanc) est sanctionnée.
La surdétermination de ce dispositif représentationnel peut se résumer en cette phrase d’André Rebreyend : « Le harem ! À ce seul mot, l’Européen monogame entrevoit un paradis sensuel, un luxe à jet continu, le summum des voluptés ».
Le rêve à portée de main : la figure de l’almée
Au 19e siècle, le Proche et Moyen-Orient devient une destination de voyage prisée par les écrivains et peintres orientalistes. De ces voyages d’occidentaux émergera une nouvelle figure qui remplacera l’odalisque du 18e siècle, celle de l’almée. Ce terme, issu du mot arabe Aalima (savante) désigne une catégorie de femmes égyptiennes instruites, chanteuses, danseuses, instrumentistes et reconnues pour leurs récitations de poèmes et de récits historiques. Enfin, elles étaient les gardiennes de la culture et de la tradition égyptiennes (Representation of Middle Eastern Culture through Belly Dance in the US, E.Johnson, 2006)
Par orgueil, incapacité de comprendre une société où des femmes ont des fonctions autres que reproductrices, ou besoin de matérialiser la représentation fantasmée de la femme orientale, les voyageurs occidentaux la réduisent à une danseuse du ventre qui possède pour seule habileté de contorsionner son corps sensuellement.
Cependant, là encore, il paraît très peu probable qu’aucun de ces hommes n’ait même rencontré une almée ne serait-ce que par celles-ci ne pratiquaient leur art que devant des publics exclusivement féminins. S’il arrivait à des almées d’avoir une représentation devant une audience mixte (le “maître de maison” par exemple), elles performaient leur art cachées derrière un voile ou un moucharabieh.
Cela n’empêchera pas de nombreux artistes européens (à l’instar de Jean-Léon Gérôme, Henri de Toulouse-Lautrec, Maupassant, Gautier ou Oscar Wilde) d’en donner une description pour le moins erronée.
Flaubert l’orientaliste
Flaubert est une figure incontournable de l’orientalisme, tant cet imaginaire a infusé ses écrits et ses correspondances foisonnantes. Par son succès littéraire, il a certainement participé de façon déterminante à la fixation des imaginaires sur l’Orient dans la représentation collective occidentale.
Comme les orientalistes avant lui, il avait reçu en héritage le mythe de l’orientale qui l’obnibulait déjà en 1838 (Gustave Flaubert, Mémoires d’un fou, Œuvres Complètes I (1831-1845), Œuvres de jeunesse
« Je rêvais de lointains voyages dans les contrées du sud ; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux et leurs clochettes d’airain ; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent ; je sentais le parfum de ces Océans tièdes du Midi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l’ombre d’un aloès aux larges feuilles, quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m’entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris. »
Dans ce récit onirique, la splendeur de la nature idyllique est le prémisse à la volupté sexuelle. Flaubert, alors jeune homme de son temps est un réceptacle passif du dispositif idéologique orientaliste, il rêve de l’Orient comme on rêve d’érotisme.
L’année 1849 marquera pour lui la découverte de cet Orient mythifié. Quatre mois après son arrivée en Égypte, Flaubert se rend au village d’Esna, réservé aux ghaziyeh (Travailleuses du sexe égyptiennes, ndlr) exclues des villes, pour y faire la rencontre de Kuchuk Hanem, une « courtisane fort célèbre » (Lettre de Flaubert à Bouilhet, mars 1850). Il décrira la nuit passée à ses côtés comme empreinte de rêveries et de paroles « tendres » et « amoureuses ». Or, leur relation n’était pas romantique puisqu’elle reposait sur un rapport de domination économique manifeste. Flaubert narre la satisfaction qu’il a ressenti mais il passe sciemment sous silence la transaction financière pré-requise à leur coït.
L’omission de ce pré-requis fondamental a une double fonction. Il permet de matérialiser le mythe dont il a tant rêvé. Hanem n’est pas une femme mais la personnification de cet être sensuel qu’on lui avait dit accessible. En sus, Flaubert devient par ce procédé sujet actif dans la perpétuation du mythe, lui qui n’en était que le réceptacle. En effet, son récit inspirera un poème à la gloire d’Hanem écrit par son ami Bouilhet qui n’en connaît que ce que Flaubert lui en dit. Ainsi va le mythe de la femme orientale qu’Hanem, aux dépens de son existence, ses choix et sa volonté, représentera.
Lors de sa deuxième visite, il la trouve fatiguée et malade ce qui le restreint à une seule relation sexuelle avec elle. Ce qu’il retire de ce passage c’est « [qu’il a] bien savouré l’amertume de cela ; c’est le principal » (Lettre à Bouilhet, G.Flaubert, juin 1850). En effet, l’état de santé d’Hanem ne l’intéresse nullement, pas plus que son histoire, son existence, ses traits de personnalité ou mêmes ses envies. Aucun récit de Flaubert ne mentionnera le moindre geste ou parole de Hanem qui n’aurait pas été dans le but de l’exciter. Tout tourne autour de la satisfaction qu’il en tire et ses sentiments sur lesquels il est prolixe.
De sa perspective, elle n’est pas une femme mais une idée dont on hérite, qui égaie, qui excite et qu’on peut oublier. Et cette idée qu’est Hanem est partagée entre lui et son ami Bouilhet. Elle permet d’entretenir et de consolider leur relation sur des codes culturels masculins communs et des aspirations érotiques similaires. Flaubert regrette même de n’avoir pas fait porter une écharpe à Hanem qu’il aurait coupé en deux et en aurait donné la moitié à son ami.
Le dédain de Flaubert vis-à-vis des femmes orientales n’est pas exclusif à Hanem puisque selon lui, « La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme » (Lettre à Louise Colet, G.Flaubert, 27 mars 1853). Machine de satisfaction sexuelle donc, son manque de distinction des partenaires sexuels réaffirme sa disponibilité et son accessibilité à qui le voudra. Sa désubjectification n’est pas un handicap au plaisir mais ajoute à l’excitation selon Flaubert :
“ Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu’on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d’icelle. Et c’est là ce qui la rend, cette femme, si poétique à un certain point de vue, c’est qu’elle rentre absolument dans la nature.”
L’absence de plaisir de sa partenaire sexuelle, dûe à une possible excision forcée et son lot de traumatismes, ravit Flaubert. Moins elle sent, moins elle existe, mieux il se porte.
Sorte de nécrophilie orientale, se peut-il que pour un orientaliste comme Flaubert, une bonne orientale est une orientale morte ?
Par Imane