13 milliards 500 millions d’euros pour un seul être humain ? C’est l’incroyable magot de Pierre Castel, la 10ème fortune de France, président du groupe Castel Frères, leader français de la distribution de vins (propriétaire de Nicolas), de bières et de boissons gazeuses. Résident Suisse depuis 1981, Pierre Castel est aussi le plus riche des exilés fiscaux français. Visé par une enquête pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, Pierre Castex a été proche de dictateurs tel que Blaise Compaoré (Burkina Faso), Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), José Eduardo dos Santos (Angola) ou Omar Bongo (Gabon). 80% de son chiffre d’affaires provient d’Afrique. Vous ne l’avez jamais vu, encore un profiteur de crise dont on ne vous parle jamais.
Mais ces assistés d’en haut, ils ont des noms, ils ont des adresses, ils ont des visages. Quand certains préfèrent cibler la France des allocs, parler de la fraude sociale (700 millions d’euros), l’insoumission s’attèle à démasquer les assistés d’en haut (80 à 100 milliards de fraude et d’évasion fiscale chaque année). Douzième épisode de notre série sur les profiteurs de crise : Pierre Castel. Notre portrait.
À 96 ans, Pierre Castel contrôle un empire implanté en France et en Afrique. La société fondée en 1949 à Bordeaux grossit par rachat successifs, horizontaux et verticaux. En 1988, elle acquiert le caviste Nicolas puis le numéro deux français du secteur, la Société des vins de France, de nombreuses entreprises de négoce et des châteaux. Sur le continent africain, Castel occupe la deuxième place des producteurs de bières et de boissons gazeuses, où il réalise plus de 80 % de son chiffre d’affaires et dont il tire l’essentiel de ses bénéfices. L’entreprise familiale est aujourd’hui un groupe de 37 600 salariés et 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires, présente dans une cinquantaine de pays. Elle possède aussi un portefeuille d’immobilier de bureaux et commerces en Espagne et au Portugal.
Pierre Castel : la Françafrique, sans scrupules
Olivier Blamangin a étudié de près l’empire africain de Pierre Castel. Celui-ci s’est construit notamment grâce à une grande proximité avec les dirigeants et chefs d’État des pays d’implantation, comme Pierre Castel le reconnaissait en 2014 : « Je les connais tous ; ça aide. [Ils] sont reconnaissants quand vous les soutenez. Aucun ne m’a trompé ». Il a été par exemple proche de dirigeants autocrates comme Omar Bongo (président du Gabon pendant 42 ans), José Eduardo dos Santos (à la tête de l’Angola durant 38 ans), Blaise Compaoré (président du Burkina Faso condamné à la prison à perpétuité pour « complicité d’assassinats » et « atteinte à la sûreté de l’État »), ou encore Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire).
En juillet 2022, une enquête est ouverte à Paris pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre après un rapport de l’ONG The Sentry qui révélait un accord secret passé entre une filiale du groupe Castel et les rebelles de l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC), soupçonnés d’avoir commis plusieurs massacres pendant la guerre civile qui déchire le pays jusqu’à aujourd’hui. Une enquêtrice de The Sentry, déclare : « Le quasi-monopole du secteur sucrier dont jouissent les filiales du Groupe Castel depuis vingt ans ne profite pas aux Centrafricains. La population est non seulement contrainte d’acheter le sucre le plus cher d’Afrique centrale, mais l’argent versé pour ce produit de première nécessité a aussi aidé à financer ses bourreaux ».
Bière et sucre, ou la fabrique de l’obésité
En Afrique, les usines de Castel Frères produisent, en complément de la bière, des boissons gazeuses, afin de rentabiliser les chaînes d’embouteillage et les réseaux de distribution, pour lesquels il est le partenaire privilégié de Coca Cola dans une quinzaine de pays jusqu’en 2022. Le groupe qui s’est, en 2008, séparé de ses activités dans le secteur de l’eau en bouteille en France les maintient en Afrique. Plus récemment, Castel se lance aussi dans la production d’huiles végétales, olives et tournesol au Maroc, arachide en Guinée et au Sénégal. Profitant de privatisations, le groupe a acquis des usines sucrières de Côte d’Ivoire, de Centrafrique et du Gabon, puis, de son principal concurrent dans le domaine, la Somdiaa, implantée au Cameroun, au Congo et au Tchad. Il a ainsi construit un monopole sucrier qui alimente directement sa production de boissons.
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), un adulte sur cinq et un enfant et adolescent sur dix pourraient être obèses d’ici fin 2023 dans 10 pays africains. Le Monde Afrique précise que le problème est lié à de nouvelles habitudes de consommation dont celles des boissons sucrées. La production de fruits et céréales locales diminue et il peut revenir plus cher d’acheter un fruit qu’un soda. Des terrains qui servaient à l’agriculture vivrière sont alloués à d’autres cultures, jugées plus rentables comme le tabac ou la canne à sucre… et la boucle est bouclée.
Éviter le fisc à tout prix…
Du côté des impôts, Pierre Castel quitte la France pour la Suisse dès l’élection de François Mitterrand en 1981. Dans une interview en 2014 au magazine Challenges, il dit être parti pour des raisons fiscales et avoir « toujours eu peur des socialistes ». Les résidents de nationalité étrangère peuvent bénéficier en Suisse du « forfait fiscal », un impôt qui n’est pas calculé sur les revenus mais pour partie sur les biens possédés ou loués en Suisse.
L’ensemble du groupe est selon Olivier Blamangin « un savant mécano de holdings financières, de centrales d’achats, de fonds d’investissement et de trusts, qui nous font voyager de paradis fiscal en paradis fiscal et traduisent un art consommé de l’ingénierie financière et de l’optimisation fiscale ». Au Luxembourg, à Malte, Gibraltar et Singapour, les holdings du groupe ont une activité exclusivement financière, montages dont l’objectif est d’alléger l’impôt en profitant de la « spécialité fiscale » du territoire. En effet, si certaines sociétés sont domiciliées en France, plus de 80 % des actifs du groupe sont logés dans des pays à la fiscalité avantageuse. Des dizaines de marques et les licences de nouveaux produits sont aussi domiciliées aux Iles Vierges, où les revenus qu’elles génèrent sont totalement exonérés d’impôt et où il n’y a aucune obligation de publication des comptes de la société.
…Malgré les enquêtes et les condamnations
En 2013, l’autorité de la concurrence rend une décision par laquelle elle sanctionne à hauteur de 4 millions d’euros la société mère de Castel Frères, Copagef, pour ne pas avoir soumis à l’examen de l’Autorité de la concurrence, avant sa réalisation, la prise de contrôle de six sociétés du groupe Patriarche.
En 2021, le nom de Pierre Castel apparaît dans les Pandora Papers (enquête du Consortium international des journalistes d’investigation et ses partenaires qui démontre que de nombreuses personnalités fortunées échappent à l’impôt en ayant recours aux paradis fiscaux).
En juillet 2022 le journal Sud Ouest informe ses lecteurs : « ouverte à Bordeaux, une information judiciaire pour « présentation de faux bilans » s’intéresse à un montage mis en place par le groupe Castel pour loger à Gibraltar des participations dans des sociétés chinoises et leurs profits ». Une deuxième enquête pour « blanchiment de fraude fiscale » est menée par le parquet national financier.
En octobre 2022, la presse nous apprend que le fisc genevois réclame 410 millions de Francs suisses à Pierre Castel qui aurait omis d’indiquer à l’administration fiscale qu’il était à la tête du Groupe Castelet qu’il touchait des dividendes via une fondation au Liechtenstein.
Enfin, Pierre Castel a bien entendu mis en place en 2017 une fondation : le Fonds Pierre Castel – Agir avec l’Afrique. Pour cela, il s’est associé à Pierre De Gaétan Njikam, un proche d’Alain Juppé. À travers ce fonds, Pierre Castel prétend « soutenir des actions en faveur d’initiatives agricoles et agro-alimentaires en Afrique, et de soutenir l’entrepreneuriat porté par sa jeunesse » tout en contribuant à remplacer les cultures vivrières par celle de la canne à sucre, et la consommation de fruits par celle de sodas.
La Suisse, Gibraltar, le Lichtenchstein, Singapour… Pierre Castel et son groupe sont des adeptes des paradis fiscaux ou plus justement selon l’expression d’Alain Deneault des « législations de complaisance ». Une étude menée par le Tax Justice Network estime le montant des actifs financiers circulant hors de tout contrôle public dans ces zones entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars. Cela pourrait représenter entre 30% et 45% du PIB mondial. Plus de la moitié des transactions financières y ont lieu. Dans ces législations de complaisance, c’est le capital qui est souverain.
Pour aller plus loin, on peut lire l’étude fouillée d’Olivier Blamangin qui nous a bien éclairé pour cet article.
Par Sandrine Cheikh