« Votre robe est tachée de sang » : le réquisitoire de Jack London contre l’exploitation

Dividendes ensanglantés. Dans « Le Talon de fer », seul roman politique réussi de la littérature selon Léon Trotski, la plume de Jack London dresse un réquisitoire contre l’exploitation. Dans cet extrait choisi par l’insoumission, la narratrice Avis Everhard, jeune fille de riche famille dont le père perçoit des dividendes des filatures de la Sierra, fait face à une charge au vitriol de la part du personnage d’Ernest. Extrait.

Ernest se mit à rire. Son rire était brutal, et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque.

— Souvenez-vous, lui dis-je, que vous ne voyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiez crédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ils soient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont trop accentuées.

— L’Indien sauvage est moins cruel et moins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en ce moment je fus tenté de le prendre en grippe.

— Vous ne nous connaissez pas. Nous ne sommes ni cruels ni implacables.

— Prouvez-le, lança-t-il d’un ton de défi.

— Comment puis-je vous le prouver, à vous ?

Je commençais à être en colère. Il secoua la tête.

— Je ne vous demande pas de me le prouver à moi ; je vous demande de vous le prouver à vous-même.

— Je sais à quoi m’en tenir.

— Vous ne savez rien du tout, répondit-il brutalement.

— Allons, allons, mes enfants ! dit père d’un ton conciliant.

— Je m’en moque, commençai-je avec indignation. Mais Ernest m’interrompit.

— Je crois que vous avez de l’argent placé dans les filatures de la Sierra, ou que votre père en a, ce qui revient au même.

— Qu’est-ce que ceci a de commun avec la question qui nous occupe ? m’écriai-je.

— Peu de chose, énonça-t-il lentement, sauf que la robe que vous portez est tachée de sang. Vos aliments ont le goût du sang. Des poutres du toit qui vous abrite dégoutte du sang de jeunes enfants et d’hommes valides. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour l’entendre couler goutte à goutte autour de moi.

Joignant le geste à la parole, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. J’éclatai en larmes de mortification et de vanité froissée. Je n’avais jamais été si cruellement traitée de ma vie. L’évêque et mon père étaient aussi embarrassés et bouleversés l’un que l’autre. Ils essayèrent de détourner la conversation sur un terrain moins brûlant. Mais Ernest ouvrit les yeux, me regarda et les écarta du geste. Sa bouche était sévère, ses regards aussi, et il n’y avait pas dans ses yeux la moindre étincelle de gaîté. Qu’allait-il dire, quelle nouvelle cruauté allait-il m’infliger ? Je ne le sus jamais, car, à ce moment-là, un homme, passant sur le trottoir, s’arrêta pour nous regarder. C’était un gaillard solide et pauvrement vêtu qui portait sur le dos une lourde charge de chevalets, de chaises et d’écrans faits de bambou et de ratine. Il regardait la maison comme s’il hésitait à entrer pour essayer de vendre quelques uns de ces articles.

— Cet homme s’appelle Jackson, dit Ernest.

— Bâti comme il l’est, remarquai-je sèchement, il devrait travailler au lieu de faire le marchand ambulant[9].

— Remarquez sa manche gauche, m’avertit doucement Ernest.

Je jetai un coup d’œil et vis que la manche était vide.

— De ce bras vient un peu du sang que j’entendais couler de votre toit, continua-t-il du même ton doux et triste. Il a perdu son bras aux filatures de la Sierra, et, comme un cheval mutilé, vous l’avez jeté à la rue pour y mourir. Quand je dis « vous », je veux dire le sous-directeur et les personnages employés par vous et autres actionnaires pour faire marcher les filatures en votre nom. L’accident fut causé par le souci qu’avait cet ouvrier d’épargner quelques dollars à la compagnie. Son bras fut accroché par le cylindre dentelé de la cardeuse. Il aurait pu laisser passer le petit caillou qu’il avait aperçu entre les dents de la machine, et qui aurait brisé une double rangée de pointes. C’est en voulant le retirer qu’il eut le bras saisi et mis en pièces du bout des doigts à l’épaule. C’était la nuit. À la filature, on faisait des heures supplémentaires. Un gros dividende fut payé ce trimestre-là. Cette nuit-là, Jackson travaillait depuis bien des heures, et ses muscles avaient perdu leur ressort et leur vivacité. Voilà pourquoi il fut happé par la machine. Il avait une femme et trois enfants.

— Et qu’est-ce que la compagnie a fait pour lui ? demandai-je.

— Absolument rien. Oh ! pardon, elle a fait quelque chose. Elle a réussi à le faire débouter de l’action en dommages et intérêts qu’il lui avait intentée en sortant de l’hôpital. La compagnie emploie des avocats très habiles.

— Vous n’avez pas tout raconté, dis-je avec conviction, ou peut-être vous ne connaissez pas toute l’histoire. Il se peut que cet homme ait été insolent.

— Insolent ! ah ! ah ! — son rire était méphistophélique. — Grands dieux ! insolent, avec son bras déchiqueté ! Néanmoins, c’était un serviteur doux et humble, et jamais personne n’a dit qu’il ait été insolent.

— Mais au tribunal, insistai-je. Le jugement n’aurait pas été rendu contre lui s’il n’y avait pas eu dans cette affaire autre chose que ce que vous nous en avez dit.

— Le principal avocat-conseil de la Compagnie est le colonel Ingram, et c’est un homme de loi très capable. — Ernest me regarda sérieusement pendant un moment, puis continua :

— Je vais vous donner un avis, Mademoiselle Cunnigham : vous pourriez faire votre enquête privée sur le cas Jackson.

— J’avais déjà pris cette résolution, répondis-je froidement.

— C’est parfait, dit-il, rayonnant de bonne humeur. Et je vais vous dire où trouver l’homme. Mais je frémis à la pensée de tout ce que vous allez éprouver avec le bras de Jackson.