Dette publique – Un vieux chantage pour mieux saboter l’État social

« Le plus dégueulasse c’est qu’on laisse accumuler la dette », a déclaré ce matin François Bayrou sur le plateau de BFMTV, exigeant un « effort de tous les français ». La déclaration est tout sauf nouvelle. Un spectre hanterait la France : le spectre de la dette publique. Depuis des années, elle est présentée […]

mélenchon agences de notation dette

par

partager

« Le plus dégueulasse c’est qu’on laisse accumuler la dette », a déclaré ce matin François Bayrou sur le plateau de BFMTV, exigeant un « effort de tous les français ». La déclaration est tout sauf nouvelle. Un spectre hanterait la France : le spectre de la dette publique. Depuis des années, elle est présentée comme un danger imminent, un poids à transmettre aux générations futures. Ce discours, nourri par l’idéologie néolibérale, sert de justification des coupes dans les services publics. C’est ainsi que le Premier ministre Bayrou justifie le besoin de faire 40 à 50 milliards d’économies dans le prochain budget de l’État.

Mais la dette publique est simplement l’ensemble des emprunts contractés par l’État, les collectivités ou les hôpitaux publics, lorsque les recettes fiscales ne suffisent pas à couvrir les dépenses. Ce n’est pas un signe de mauvaise gestion, mais le fonctionnement normal d’un État qui investit.

Contrairement à un ménage, l’État peut faire rouler sa dette : réemprunter pour rembourser. Ce qui importe, ce n’est pas son montant brut, mais l’usage qu’on en fait. Sert-elle à enrichir les créanciers… ou à financer l’hôpital, l’école, le climat ? Face aux urgences sociales et écologiques, le vrai scandale n’est pas le niveau de la dette, mais la manière dont on l’utilise mais aussi les raisons qui ont amené à l’accumulation du déficit, tels que les 60 milliards d’euros de cadeaux fiscaux faits aux riches et aux multinationales chaque année depuis 2017. Il est temps d’en reprendre le contrôle, au lieu de subir le chantage budgétaire permanent. Analyse.

De la souveraineté budgétaire à la dictature des marchés

Jusqu’aux années 1970, l’État français finançait sa dette sans dépendre des marchés. Grâce au circuit du Trésor, l’État captait directement une partie de l’épargne nationale via un réseau d’établissements publics et privés, les « correspondants du Trésor ». Les banques commerciales étaient même tenues d’acheter des bons du Trésor, à des taux d’intérêt fixés par l’État.

Ce système garantissait la stabilité des taux, évitait la spéculation, et permettait de financer des dépenses publiques de long terme sans subir les caprices des marchés. En centralisant l’épargne et en gardant la main sur ses conditions d’emprunt, l’État restait souverain sur sa politique budgétaire et économique.

Mais dès les années 1960, ce modèle est progressivement démantelé, sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing, puis avec la loi Pompidou-Giscard de 1973. L’objectif : ouvrir le financement de la dette aux marchés financiers, attirer les capitaux étrangers et lutter contre l’inflation. En 1987, 90 % des bons du Trésor étaient émis à des taux déterminés par les marchés, non plus par l’État.

Cette libéralisation s’inscrit aussi dans un cadre européen en construction. En 1986, l’Acte unique européen, porté notamment par Jacques Delors, ouvre la voie à la libre circulation des capitaux, sans contrôle aux frontières. C’est une étape décisive dans la construction d’un marché unique dérégulé, où les États membres renoncent progressivement à leur souveraineté budgétaire et financière, au nom de la « concurrence libre et non faussée ».

C’est ce cadre, plus politique qu’économique, qui aboutira en 1992 au traité de Maastricht. Ce basculement s’est appuyé sur un ensemble de transformations convergentes : libéralisation des marchés financiers, affaiblissement des régulations bancaires, et transfert progressif des compétences budgétaires au niveau européen. Le traité de Maastricht a ensuite cristallisé ce tournant, en imposant des critères budgétaires arbitraires (3 % de déficit, 60 % de dette publique) sans fondement économique, mais avec un objectif clair : discipliner les États pour garantir le primat du marché.

Résultat : l’État est devenu dépendant des marchés pour se financer, perdant sa souveraineté monétaire et budgétaire. Et cette dette, désormais entre les mains des créanciers, profite aux plus riches : aux États-Unis, 50 % de la dette publique est détenue par les 1 % le plus riches.

Selon un rapport du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, si l’État avait continué à financer sa dette à travers des emprunts directs auprès des ménages ou des banques, à un taux d’intérêt réel de 2 %, la dette publique française serait aujourd’hui inférieure de 29 points de PIB.

Cette libéralisation n’était pas une nécessité : c’était un choix politique. Et ce choix a un coût. Il a affaibli l’État, aggravé les inégalités et fait de la dette un outil au service des rentiers plutôt que de la population

image 46
Les Crayons de L’insoumission, par Xab / La Plume Rieuse.

Le ratio dette/PIB : un indicateur trompeur au service de l’austérité

Depuis le traité de Maastricht, la gestion de la dette publique est encadrée par deux seuils arbitraires : un déficit public inférieur à 3 % du PIB et une dette inférieure à 60 % du PIB. Ces chiffres, devenus des dogmes en Europe, n’ont aucun fondement théorique solide. Ils ont pourtant servi à justifier d’innombrables politiques d’austérité.
Mais qu’est-ce que le ratio dette/PIB ? Il s’agit d’un indicateur comptable qui rapporte un stock (la dette publique totale) à un flux (le PIB annuel). Comparer ainsi un stock à un flux est une aberration en comptabilité. Pourtant, cette convention est brandie comme une vérité absolue.

La dynamique de ce ratio dépend de quatre variables principales :
• le taux de croissance du PIB (g),
• le taux d’intérêt nominal sur la dette (i),
• le taux d’inflation (π),
• le solde primaire de l’État (recettes – dépenses hors intérêts).

À partir de ces éléments, on peut comprendre plusieurs phénomènes importants :

  1. Le ratio dette/PIB peut baisser même si la dette augmente, si la croissance et/ou l’inflation sont fortes.
    → Ex. : une dette qui passe de 100 à 110 Mds € pendant que le PIB grimpe de 200 à 250 Mds € fait passer le ratio de 50 % à 44 %.
  2. Il peut augmenter même sans déficit, si les taux d’intérêt dépassent la croissance.
    → C’est l’“effet boule de neige” : la dette s’alourdit mécaniquement, même sans nouvelle dépense.
  3. Il peut baisser malgré un déficit, si la croissance et l’inflation sont suffisamment dynamiques pour compenser.
  4. L’inflation réduit mécaniquement le ratio, car elle augmente le PIB nominal sans changer le montant de la dette en euros.
    → Ex. : une dette de 100 milliards d’euros pour un PIB de 200 milliards donne un ratio de 50 %. Si l’inflation est de 10 %, le PIB nominal grimpe à 220 milliards, mais la dette reste à 100 milliards. Le ratio tombe alors à 45,5 %, sans que l’État ait remboursé un seul euro.
  5. L’austérité peut faire monter le ratio : en contractant la dépense publique, on réduit l’activité, le PIB chute… et le ratio grimpe.

Les commentateurs alarmistes citent souvent les 112 % de dette publique/PIB comme un seuil dramatique. Mais cette vision oublie deux éléments essentiels.

D’abord, la durée moyenne de remboursement de la dette française est d’environ 11 ans. Ce qui signifie que les 112 % de dette ne sont pas à rembourser en un an, mais étalés sur plus d’une décennie. Rapporté à cette période, cela représente environ 14 % du PIB par an, un niveau bien plus soutenable.

Ensuite, il faut comprendre que l’État ne rembourse pas intégralement sa dette. Il la “roule”, c’est-à-dire qu’il emprunte à nouveau pour rembourser les échéances passées. Tant que les taux d’intérêt restent maîtrisés, ce mécanisme fonctionne. D’ailleurs, le vrai coût annuel pour l’État, ce ne sont pas les remboursements de capital, mais la charge d’intérêt de la dette. Et celle-ci reste historiquement basse : 1,8 % du PIB en 2023, bien en dessous de la moyenne historique de 2,4 %.

Enfin, on entend souvent que « chaque Français naît avec 43 483 € de dette ». Ce chiffre impressionnant est hautement trompeur. Il ne prend en compte que le passif de l’État, c’est-à-dire sa dette, sans considérer son actif : hôpitaux, écoles, infrastructures, biens immobiliers, entreprises publiques, foncier… Or, si l’on raisonne en termes de bilan net, chaque Français naît avec un patrimoine public net de 5 512 €. Avant les vagues de privatisations (comme celle des Aéroports de Toulouse et de Nice, ou de la Française des Jeux), ce montant atteignait même 17 692 € en 2007.

Privatiser des actifs publics pour rembourser la dette revient donc à brader le patrimoine collectif pour enrichir des créanciers déjà favorisés. L’économiste Joseph Stiglitz dénonce ce choix dans Le prix de l’inégalité (2012) : selon lui, la vente d’actifs publics pour satisfaire les marchés financiers appauvrit l’État et diminue sa capacité à répondre aux besoins futurs.

La logique néolibérale : la dette comme instrument de domination

Depuis les années 1980, la logique néolibérale a profondément transformé la manière dont les États pensent et gèrent leur dette publique. Cette transformation repose sur un postulat central : au-delà d’un certain seuil, la dette devient dangereuse, freine la croissance et menace la stabilité financière. Cette idée a été popularisée en 2010 par les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff dans une étude très influente intitulée Growth in a Time of Debt. Selon eux, lorsqu’un État dépasse un ratio dette/PIB de 90 %, les marchés s’inquiètent, les taux d’intérêt augmentent, et la charge de la dette devient insoutenable. Pour éviter cette spirale, ils recommandent une réduction rapide de l’endettement, même au prix de coupes budgétaires brutales.

Mais cette thèse a été largement remise en cause. En 2013, Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin ont démontré que l’étude de Reinhart et Rogoff comportait de graves erreurs : des omissions de données, des erreurs de calcul Excel, des choix statistiques contestables. Une fois ces biais corrigés, leur résultat s’effondre : il n’existe aucun seuil universel au-delà duquel la dette devient automatiquement néfaste. La relation entre dette et croissance est bien plus complexe : elle dépend du contexte macroéconomique, des taux d’intérêt, de la politique monétaire, du type de créanciers et de la monnaie dans laquelle la dette est émise.

Les exemples internationaux confirment cette remise en cause. Le Japon, avec plus de 250 % de dette publique par rapport à son PIB, continue de financer ses déficits sans problème. Pourquoi ? Parce que sa dette est détenue majoritairement par ses propres citoyens, dans sa propre monnaie. Les marchés ne s’affolent pas. La France, malgré un ratio de 112 % du PIB en 2024 et un déficit de 6 %, continue d’attirer les investisseurs. En mars 2023, l’Agence France Trésor avait déjà levé plus d’un tiers de son programme annuel de financement, avec une demande supérieure à l’offre. Les taux d’intérêt restent modérés, la charge d’intérêt en 2023 ne représente que 1,8 % du PIB, bien en dessous du seuil d’inquiétude des agences de notation, qui s’alarment seulement au-delà de 5 %. Enfin, l’écart avec l’Allemagne, première puissance européenne, reste stable.

Cela dit, la comparaison avec l’Allemagne est trompeuse. Son économie repose sur des excédents commerciaux massifs, une industrie exportatrice forte et une rigueur budgétaire institutionnalisée. À l’inverse, la France a un tissu industriel plus fragile et une balance commerciale déficitaire. Ces écarts sont accentués par les règles européennes, conçues dans un cadre qui favorise structurellement le modèle allemand. L’écart avec l’Allemagne ne reflète donc pas une meilleure gestion, mais un déséquilibre inscrit au cœur de la zone euro.

Cette réalité met à mal les critères budgétaires inscrits dans le Traité de Maastricht : les fameux 3 % de déficit et 60 % de dette publique rapportée au PIB. Ces seuils, adoptés en 1992, n’ont jamais reposé sur des fondements économiques solides. Ils sont le fruit d’un compromis politique dicté par une vision libérale de l’économie. Comme l’illustre Benoît Collombat dans Le Choix du chômage, l’objectif n’était pas de favoriser la prospérité, mais d’imposer une discipline fiscale, en interdisant aux États d’utiliser pleinement les outils budgétaires pour répondre aux besoins sociaux. Le résultat a été l’austérité généralisée.

Les pays du Sud de l’Europe en ont fait les frais. La Grèce, soumise aux diktats de la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), a vu son PIB s’effondrer de 25 % entre 2008 et 2013, son chômage atteindre 27,5 %, et ses dépenses de santé reculer de 23 %. Le système hospitalier a subi des pénuries de médicaments et de personnel. Entre 2008 et 2011, la mortalité a augmenté de 10 %, les infections VIH de 52 %, les troubles psychiques et suicides se sont envolés. En Espagne, le chômage a grimpé à 26 %, l’économie a reculé de 8 %. Ces politiques ont causé une catastrophe sociale sans améliorer la situation budgétaire : au contraire, l’effondrement du PIB a fait exploser le ratio dette/PIB.

En 2015, la présidente du Parlement grec, Zoe Konstantopoulou, a lancé un audit citoyen de la dette publique, avec le soutien d’économistes et de juristes internationaux, dont ceux du CADTM. L’objectif : distinguer la part légitime de la dette, au service de l’intérêt général, de la part illégitime, contractée pour sauver les banques ou satisfaire les marchés. Cette démarche démocratique a été brutalement interrompue sous pression des institutions européennes, preuve que la dette est un outil de pouvoir autant qu’un enjeu comptable.

Cette logique n’est pas réservée à l’Europe. Dans les années 1980, face à la crise des dettes en Amérique latine provoquée par la hausse brutale des taux d’intérêt américains sous Paul Volcker, le FMI a imposé des plans d’ajustement structurel aux pays endettés. Ces programmes conditionnaient l’aide financière à l’adoption de politiques néolibérales : privatisations, coupes dans les services publics, ouverture totale aux marchés. Résultat : une explosion des inégalités, des services publics affaiblis, et une dette toujours plus lourde.

Selon Les Échos, la dette publique et privée des pays en développement représentait 60 % de leur PIB en 1980 ; elle dépasse aujourd’hui les 170 %. Loin de résoudre les crises, ces politiques ont ancré durablement ces pays dans la dépendance financière et la précarité sociale.

La dette publique est donc utilisée comme un outil politique : non pas pour investir ou construire l’avenir, mais pour imposer des réformes structurelles au service du capital. Elle devient un prétexte pour briser les protections sociales, discipliner les gouvernements, et orienter l’économie selon les intérêts des créanciers. Les seuils de 60 % ou 90 % ne sont ni neutres ni objectifs : ils sont les instruments d’un pouvoir idéologique, celui de la rigueur budgétaire érigée en dogme.

Cette discipline fiscale imposée aux États ne vise pas la stabilité économique, mais la soumission politique. Elle correspond à la logique même du capitalisme néolibéral : faire de l’État un garant du bon fonctionnement des marchés, un gendarme du déficit plutôt qu’un moteur de progrès. Loin d’être neutres, les critères budgétaires européens organisent la subordination des politiques publiques aux intérêts du capital.

Il est urgent de rompre avec cette logique. Les États doivent pouvoir adapter leur politique budgétaire à leur réalité économique, et non à des critères technocratiques imposés d’en haut. La dette peut être maîtrisée si elle est utilisée à bon escient, si elle finance des projets utiles, si elle reste maîtrisée dans sa structure. Ce n’est pas le chiffre brut qui importe, mais la capacité à la gérer intelligemment. Ce qui étrangle les peuples, ce n’est pas la dette elle-même, mais les politiques d’austérité imposées en son nom.

Ce chantage idéologique à la dette atteint un sommet absurde avec la proposition de François Bayrou d’organiser un référendum sur le budget de l’État. Faire croire que les citoyens devraient trancher entre « l’hôpital ou l’école », entre « les retraites ou la transition écologique », c’est institutionnaliser la pénurie et naturaliser l’austérité. C’est un aveu : le pouvoir ne cherche plus à élargir les ressources, mais à gérer la misère.

Les vraies causes de la dette : politiques d’austérité et cadeaux fiscaux

Contrairement à ce que prétendent les partisans de l’austérité, l’accumulation de dette publique en France ne résulte pas d’une explosion incontrôlée des dépenses. Depuis 1985, celles-ci sont restées relativement stables, passant de 52 % à environ 55 % du PIB en 2022. Ce niveau est en cohérence avec les choix de société que nous avons faits : financer les services publics, soutenir les ménages à travers des prestations sociales, et garantir un modèle social basé sur la solidarité.

Enseignants, soignants, aides à domicile : ces femmes et ces hommes font vivre notre pays, et ce sont leurs salaires, leurs outils, leurs bâtiments que finance la dépense publique. La question n’est donc pas tant de savoir si l’État dépense trop, mais à qui il choisit de faire payer l’impôt, et à qui il choisit d’accorder des allègements.

L’un des principaux moteurs de l’endettement est ce qu’on appelle l’effet boule de neige : lorsque le taux d’intérêt réel est supérieur au taux de croissance de l’économie, alors le poids de la dette augmente mécaniquement, même sans nouveau déficit. Cet effet a été particulièrement fort dans les années 1980-1990, à une époque où la croissance ralentissait, alors que les taux d’intérêt réels, parfois supérieurs à 5 %, restaient très élevés.

En France, cet effet explique à lui seul entre un tiers et la moitié de la hausse du ratio dette/PIB entre 1980 et 2008. Cette dynamique a été renforcée par le tournant monétariste opéré par la Réserve fédérale américaine sous Paul Volcker à partir de 1979. En luttant contre l’inflation par des hausses brutales des taux, la Fed a contaminé les taux mondiaux, renchéri le coût de la dette, et précipité les États dans une dépendance durable aux marchés financiers.

Mais au-delà des effets d’intérêts, la dette s’explique aussi par un déficit primaire persistant : c’est-à-dire une situation dans laquelle les recettes fiscales ne suffisent pas à couvrir les dépenses, même hors intérêts. Ce déficit s’accentue en période de crise : les recettes baissent avec l’activité, tandis que les dépenses augmentent automatiquement via les stabilisateurs économiques (allocations chômage, aides sociales…). Entre 2007 et 2013, la dette publique française a ainsi augmenté de 29 points de PIB, dont 22 points directement liés à la crise financière. L’État a massivement soutenu les banques, absorbé les pertes du secteur privé, et socialisé les coûts de la spéculation. C’est ce qu’on a appelé la logique du « too big to fail » : l’impunité des responsables, et la facture pour les citoyens.

À cela s’ajoute un facteur essentiel : la perte massive de recettes fiscales depuis les années 1980. Sous prétexte d’attractivité et de compétitivité, les gouvernements successifs ont démantelé l’impôt sur les grandes entreprises et les hauts revenus. Résultat : une série de « cadeaux fiscaux » qui ont coûté des dizaines de milliards d’euros. Suppression de l’ISF (–4 milliards), baisse de l’impôt sur les sociétés à 25 % (–12 milliards), allègements multiples sur le capital…

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, plus de 60 milliards d’euros de recettes fiscales ont été supprimés, sans effet notable sur l’investissement ou l’emploi. Ce sont désormais les ménages qui portent l’essentiel de la fiscalité, avec une contribution à hauteur de 23,8 % du PIB, contre seulement 5,9 % pour les entreprises.

Dans le même temps, les aides publiques aux entreprises ont explosé. Selon l’économiste Anne-Laure Delatte, elles représentent 200 milliards d’euros par an, un montant supérieur à l’ensemble du budget de l’Éducation nationale. Les dépenses publiques utiles (santé, école, retraites) stagnent, tandis que les transferts vers le capital privé explosent : en 2022, les subventions et transferts en capital atteignaient 120,9 milliards d’euros, soit trois fois plus qu’en 2000. Les exonérations de cotisations sociales et le manque à gagner fiscal, estimé à 106 milliards d’euros en 2024, soulignent une dynamique budgétaire de plus en plus restrictive pour les services publics, tout en étant expansive pour le secteur privé.

Ces aides se matérialisent à travers des niches fiscales et sociales. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), devenu exonération de cotisations sociales, a coûté 47 milliards sur la période 2013-2015, pour environ 100 000 à 200 000 emplois. Soit 145 000 € par emploi, contre 48 000 € pour un emploi public. Trois fois plus cher, pour un résultat incertain.

Ces politiques fiscales régressives ont vidé les caisses publiques tout en exacerbant les inégalités. L’investissement public a été la première variable d’ajustement. Or, moins d’investissement, c’est moins de croissance potentielle, moins de recettes, et donc plus de dette. C’est un cercle vicieux.

Aujourd’hui, le gouvernement Bayrou envisage 40 à 50 milliards d’euros de coupes dans les prochaines années, via un nouveau programme de stabilité budgétaire. Le report de l’âge de la retraite, les baisses de financement aux collectivités locales, la réduction des remboursements santé : autant de mesures qui affaibliront encore la demande intérieure et plomberont la croissance. Et si la croissance ralentit, les recettes fiscales suivront la même pente. En 2023, les recettes ont déjà chuté de 1,7 point de PIB.

Toutes ces données convergent vers un constat simple : la dette publique n’est pas le fruit d’un excès de dépenses, mais celui de choix politiques délibérés. Les gouvernements ont volontairement réduit les recettes des plus riches et des grandes entreprises, tout en sabrant les investissements publics et en affaiblissant la capacité de l’État à agir. Cette dette est donc en grande partie illégitime. Elle n’a pas servi à financer l’avenir, mais à compenser les pertes fiscales créées par des politiques d’offre inefficaces.

Face à cette spirale d’appauvrissement de l’État organisée au bénéfice des plus riches, les député·es de La France insoumise ont montré qu’il était possible de reprendre la main. En octobre 2023, lors du débat budgétaire, ils ont déposé des amendements permettant de revenir sous les 3 % de déficit sans coupes sociales : rétablissement de l’ISF, taxation des superprofits, suppression du PFU, réforme des niches fiscales. Une trajectoire de justice fiscale, parfaitement chiffrée, qui démontre que le problème n’est pas ce que l’État dépense, mais ce que les plus riches refusent de rendre.

Pour sortir de ce piège, il faut renverser la logique. Cesser de baisser les impôts des plus riches. Repenser la fiscalité dans un sens plus progressif. Réinvestir massivement dans les services publics et la transition écologique. Et affirmer que la dette, quand elle sert l’intérêt général, n’est pas un problème. C’est même une solution.

Pour aller plus loin : Budget : Bayrou veut faire les poches des Français, les grandes entreprises reçoivent 200 milliards d’euros par an

La soutenabilité de la dette française et ses leviers

La dette publique française, si elle est aujourd’hui présentée comme une menace, est en réalité parfaitement soutenable. Son niveau absolu importe moins que la capacité de l’État à la rembourser et l’usage qu’il en fait. En 2023, la charge d’intérêts s’élevait à 1,8 % du PIB, un niveau historiquement bas et bien en dessous de la moyenne de 2,4 % enregistrée entre 1980 et 2020. Le pays ne connaît aucune difficulté à refinancer sa dette sur les marchés : la demande dépasse l’offre et les taux restent modérés. Les investisseurs, y compris les assureurs et fonds de pension, continuent d’acheter massivement des obligations françaises, signe de confiance.

Alors même que la dette française reste soutenable, le gouvernement envisage 40-50 milliards d’euros de coupes. Pire encore : François Bayrou propose un référendum où les citoyens devraient « choisir » entre l’hôpital et l’école. Ce faux choix n’est rien d’autre qu’un écran de fumée pour justifier le recul de l’État social. Plutôt que d’interroger l’usage de la dette, on en fait un prétexte pour valider l’austérité.

Il est donc temps de cesser de faire de la dette un épouvantail. Mieux encore : il faut en faire un levier. L’endettement public, loin d’être une anomalie, est un outil central de toute politique économique digne de ce nom. Comme l’a montré Keynes, les dépenses publiques peuvent stimuler l’activité, déclencher un cycle vertueux de revenus, de consommation, d’investissements. En France, le multiplicateur budgétaire est estimé à 1,39 : chaque euro dépensé par l’État génère 1,39 euro de PIB. À condition que ces dépenses soient orientées vers les ménages modestes, les services publics, les investissements de long terme. Pas vers des allègements d’impôts pour les grandes fortunes.

C’est tout l’enjeu d’un programme d’investissements écologiques et sociaux ambitieux. Revalorisation du SMIC à 1 600 € nets, retour à la retraite à 60 ans, suppression de la pauvreté par une garantie d’autonomie à 1 216 € mensuels, création d’une garantie d’emploi, rénovation énergétique du logement, bifurcation agricole, déploiement massif d’énergies renouvelables, pôle public de l’énergie et des transports, 500 000 places en crèche, remboursement à 100 % des soins, plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, gratuité réelle de l’école et de l’université… Ces mesures, loin d’être des charges, sont des investissements qui amélioreront la qualité de vie, réduiront les inégalités, stimuleront la demande et favoriseront une relance économique soutenable.

Financer ces dépenses est possible. D’abord, parce que l’État peut s’endetter à des conditions favorables. Ensuite, parce que ces dépenses créeront de la richesse, donc des recettes fiscales. Mais aussi parce qu’il est urgent de refonder notre système fiscal. D’après les propositions de L’Avenir en Commun et d’Attac : en luttant contre la fraude, en taxant les superprofits et les transactions financières, en rétablissant l’ISF, en réformant l’impôt sur les sociétés et les droits de succession, en supprimant les niches inefficaces, il est possible de dégager plus de 60 milliards d’euros annuels. Une fiscalité plus progressive, plus juste, fondée sur la contribution des plus riches et des multinationales, n’est pas seulement souhaitable : elle est indispensable pour reconstruire une République sociale.

image 47
https://x.com/L_insoumission/status/1921601598800937097

Comme l’a rappelé Manuel Bompard face à Laurent Wauquiez sur BFMTV, il ne s’agit pas de « racketter les riches », mais d’exiger une contribution minimale de justice. La taxe Zucman, par exemple, prévoit une taxation de seulement 2 % sur les très hauts patrimoines, soit 147 milliardaires, dont la fortune augmente en moyenne de 7 % par an. Une contribution minime, face à l’explosion des inégalités.

À l’inverse, couper dans les minima sociaux comme le RSA n’a aucun effet prouvé sur le retour à l’emploi. Les études économiques ne démontrent pas que réduire les aides pousse les bénéficiaires à retrouver un travail plus vite. D’autant que pour chaque emploi disponible, on compte en moyenne 26 demandeur·ses d’emploi : le problème n’est pas le « manque d’effort », mais le manque d’emplois. Faire la chasse aux pauvres ne crée pas d’emplois : c’est un mensonge économique et un choix politique brutal.

Par ailleurs, il faut également repenser le mode de financement de l’État. Aujourd’hui, la France emprunte exclusivement sur les marchés financiers, au gré des taux, des agences de notation, des fonds spéculatifs. C’est une dépendance politique, pas une nécessité économique. Il est temps de reconstruire un circuit du Trésor moderne.

Cela peut passer par la création d’un pôle bancaire public renforcé autour de la BPI, pouvant emprunter directement auprès de la Banque centrale européenne et canaliser l’épargne nationale vers les bons du Trésor. Cette épargne pourrait être réorientée à travers des obligations réglementaires imposées aux banques, ou par des incitations fiscales à détenir de la dette publique. Comme au Japon, où 90 % de la dette est détenue par les résidents, cette souveraineté financière permettrait de sortir de l’emprise des marchés.

À long terme, cette réappropriation du financement public suppose une remise en cause des traités européens. L’article 123 du traité de Lisbonne interdit à la BCE de financer les États. Le Pacte de stabilité limite les déficits à 3 %, la dette à 60 % du PIB. Ces règles, conçues dans les années 1990 pour satisfaire les marchés, sont obsolètes. Si nous voulons relever le défi climatique, social, démocratique, il faut les abroger ou les réformer en profondeur. Il faut permettre à l’Europe d’investir 1 000 milliards d’euros par an pour atteindre ses objectifs climatiques, comme l’exige la Commission elle-même. Il faut sortir l’investissement public du carcan budgétaire.

Ainsi, il faut que la dette soit un outil de justice, pas une arme d’austérité.

Rompre avec le chantage à la dette

Le chantage à la dette n’est qu’un prétexte pour imposer l’austérité et saboter nos conquêtes sociales. Derrière les discours alarmistes, une réalité simple : la dette publique française est soutenable, utile quand elle finance l’intérêt général, et aggravée non par la dépense, mais par des décennies de cadeaux fiscaux et de politiques libérales.

Plutôt que de couper 50 milliards dans les services publics, pourquoi ne pas taxer les superprofits ? Plutôt que d’organiser un référendum absurde sur « l’école ou l’hôpital », pourquoi ne pas faire contribuer les plus riches ?

Il est temps de rompre avec les règles absurdes du passé. Reconstruire un circuit du Trésor, orienter l’épargne vers la bifurcation écologique et les besoins sociaux : voilà le chemin d’une souveraineté budgétaire retrouvée.

Car la vraie menace n’est pas la dette publique, mais bien la dette privée qui gonfle dans l’ombre, nourrit la spéculation, et menace d’exploser à la prochaine crise. Pour rappel, la crise des subprimes a bien été une crise… de la dette privée.

Le choix est clair : subir ou investir. Obéir aux marchés ou bâtir l’avenir. Face à l’urgence climatique et sociale, la dette publique est un outil de souveraineté. C’est en l’utilisant intelligemment, et non en la fuyant, que nous pourrons bâtir une société plus juste, durable et résiliente.

Par Elias Peschier

sur le même sujet

Face à une pauvreté historique, Bayrou veut une « année blanche » sur les prestations sociales et les pensions
Gel des aides sociales : punir encore les plus pauvres, alors que les entreprises se gavent de 211 milliards d’euros d’aides publiques
Désintox – Salaire : ce que cache la bataille du net contre le brut

Rechercher