L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
Le grand Pop – pop comme populaire – c’est un ensemble musical qui ferait danser et chanter les plus réfractaires. Chanter et danser n’est jamais neutre. Dans les luttes sociales, un cortège silencieux est rarement bon signe. Le grand Pop a un projet : faire peuple par la danse et le chant. Notre article.
« La musique a une puissance qui défie la politique », Nelson Mandela
On est le 29 avril, 20 heures. Quart de finale de la Ligue des champions de football : Arsenal-Psg. Pourtant, plus de 300 personnes arrivent au théâtre Max-Dormoy du Grand-Quevilly en Normandie. Pour danser le Bal à Bene de l’Orchestre du Grand Pop. Beaucoup ont sorti leurs plus beaux habits. Ceux qui leur ressemblent. La robe de princesse ou à paillettes pour les enfants, le boubou, la veste de costume, le voile…
Le maillot de foot – « Ma femme ne m’aurait pas pardonné de rester devant la télé mais il fallait que je marque le coup »… Pour certains : venir une première fois au théâtre. À quelques pas de chez eux. Croiser les habitués des lieux. Pour l’instant ça débute aux grandes tables périphériques. Autour d’un verre. En famille. Avec des amis ou des voisins. Et des gens que l’on ne connaît pas. On brise la glace.
Ça se poursuit dans le noir. Lumière de scène sur l’orchestre. Basse, guitare, batterie, accordéon, violon, tambourins et voies. Sous le feu des illuminations chamarrées. Éclairage de la piste. Les enfants assis se lèvent et vont chercher les adultes. Les amener des tables et banquettes au bal. Sur le parquet. Ce sont déjà eux qui ont amené leurs parents au théâtre. Et quelquefois aussi leur institutrice.
Après plusieurs ateliers scolaires ou de soirées. Rien ne réussit s’il n’est préparé. Bene et les musiciens se fondent parfois aux danseurs pour montrer les pas. Pas de problèmes. Pas de réticences. Diversités des âges et des origines. Tout le monde ballera ce tour du monde des corps et des harmonies. De la béguine à la valse. En passant par le chacha, le disco, la kumba, le musette et le chaabî. Mélodies restituées ou réinventées. On invite et on est invité. La piste ne désemplit pas trois heures de temps.
« L’art commercial et bourgeois me dégoûte. Quelle tristesse de n’avoir jamais pu offrir mon travail à ceux pour qui il était créé ! » Isadora Duncan – danseuse
On pourrait raconter mille histoires. La collégienne qui tire littéralement son père vers le parquet. Ils ne se lâcheront plus un certain temps. Les personnes qui se rencontrent et qui ne savaient plus avec qui ni où danser. Celui qui attend une danse de groupe simple pour comprendre les pas et s’« anonymiser » dans la foule.
Les tissus du voile et du boubou qui virevoltent face à face. Plaisir de se retrouver ou de se mêler. Et de former un peuple sur la piste. Derrière la danse se joue moins la performance que la découverte de l’autre. Chacun le ressent. Faire avec et ensemble. L’autre présent. Sur le parquet ou dans l’imaginaire des musiques.
« La musique, c’est du bruit qui pense » Victor Hugo / Fragments
La musique n’est pas neutre. Elle signe la reconnaissance des danseurs et des danseuses comme cette chanson maghrébine étudiée en classe qui n’arrive pas assez vite. Appelée et saluée par des youyous. Ou « indépendance chacha », cette chanson composée par Grand Kalle en 1960. Simultanément à la table ronde entre les autorités belges et les indépendantistes de la future République démocratique du Congo. Dont Patrice Lumumba. C’est par la diffusion de cette chanson à la radio que les congolais apprendront la décolonisation de leur pays. Elle deviendra un hymne panafricain.
Le grand Pop est une compagnie de musiciens et musiciennes. Avec plusieurs cordes à leur arc. Du Petit Orchestre de poche – deux voix une batterie un accordéon – au Bal Symphonique – un accordéon, une batterie, une contrebasse, une guitare, trois voix et l’Orchestre régional de Normandie avec des chansons d’Eugène Durif.
En passant par le Bal cosmopolite et celui qu’on voit ce soir le Bal à Bene. Un projet artistique commun et en fin de compte politique. Mêler les chants, les époques, les langues et les corps en présence dans la salle ou en plein air. Donner de l’assurance à l’assistance pour qu’elle mène le bal. Supprimer la distance scène/salle. Faire peuple.
« Une danse est un poème », Denis Diderot / Troisième entretien sur le fils naturel
« Si je ne peux pas danser dans votre révolution, je ne veux pas de votre révolution ». La révolutionnaire Emma Goldman répondait ainsi à un camarade qui lui disait que « sa frivolité nuisait à la cause ». Il n’y a pas de révolution sans joie. La danse et le chant en font partie. Les esclaves ont inventé le jazz dans les chants de coton – raconte le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux.
Et Alain Foix prolonge : « Il en va des corps individuels comme des corps collectifs, sociaux ou politiques. Quand un corps est soumis à la question, à cette torture qui met en cause au plus profond son noyau d’existence, comment peut-il répondre de son identité par un mouvement renouvelé ? (…) La danse fut une réponse donnée à une mort programmée, par les Antillais et Noirs Américains, au corps brisé par l’esclavage ».
Valparaiso – Chili – 20 novembre 2019. 50 femmes surgissent au cœur de la ville, les yeux bandés pour accuser la police, les juges et l’État : « Y la culpa no era mía, ni donde estaba ni como vestía. El violador eras tú » « La coupable, ce n’était pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit. Le violeur, c’était toi ». Aujourd’hui, une manifestation sans l’invention d’un chant est un peu triste. Un chant ou un pas dedans. Rappelons nous ceux des Rosies, bleu de travail gants jaunes et foulard rouge – dans les manifestations contre la réforme Macron des retraites.
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » — Arthur Rimbaud – Les illuminations
De Paris à Tulle, Malakoff ou Roubaix, du théâtre à la place publique, les musiciens du Pop ont quitté un instant les ensembles et compagnies prestigieuses dans lesquelles ils se produisent pour faire vivre cette tradition. On chante et danse sur la Biguine « Michel Michel – la grève barré mwen ».
Le récit de la révolte des ouvriers des plantations de cannes en 1900 à la Martinique – « Maman, la grève m’a barré le chemin, monsieur Michel veut pas payer 2 francs. » « Hasta Sempre » de Carlos Puebla en hommage à Che Guevara. L’internationale ou l’hymne de l’indépendance de l’Algérie. Entrecroisés d’ « I will survive » de Gloria Gaynor, de « Mon amant de Saint-Jean » ou de « Dja-Dja » de Nakamura. Et ça marche.
« La musique fait danser les consciences. » – Enzo Cormann / Petit Dictionnaire du théâtre
Pour ceux qui douteraient il s’agit bien d’un spectacle. Pas seulement par la réinvention du bal ou du concert. Un spectacle où se représente un monde qui pourrait être le nôtre. À portée de main. Pas étonnant que Pierre-Jules Billon pense à la prochaine forme du Grand Pop « Le bal des utopistes»
Par Laurent Klajnbaum