En Russie, l’opposition libérale prise au piège de la fin du soutien des États-Unis, décidée par Trump

L’Insoumission et le média espagnol Diario Red (Canal Red) s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours en France, en Espagne et en Amérique du Sud. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et de Diario Red. Russie. La suspension de l’USAID (Agence des États-Unis pour […]

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L’Insoumission et le média espagnol Diario Red (Canal Red) s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours en France, en Espagne et en Amérique du Sud. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et de Diario Red.

Russie. La suspension de l’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international) ébranle l’opposition libérale Russe qui comptait sur ces fonds pour mener ses activités. Elle démontre la vulnérabilité d’une opposition qui ne jure que par le soutien de l’impérialisme américain et permet de mieux comprendre la mécanique qui a conduit au triomphe du discours anti-occidental droites autoritaires nationalistes. Pour l’Insoumission, Alexey Sakhnin, militant russe anti-guerre, livre son analyse. Notre article.

Trump a privé de leurs moyens d’existence un grand nombre de militants aguerris opposés au régime de Poutine en Russie

« Merci à Donald Trump d’avoir suspendu l’aide pendant 90 jours. Désormais, les médias indépendants vont devoir fermer, et des gens vont perdre leur emploi », s’indigne la rédactrice en chef du magazine étudiant d’opposition russe Grozа sur son compte X. Cette publication est l’une des centaines de réactions suscitées par le plus grand scandale des dernières semaines au sein de la diaspora russe.

Dans sa volonté de « rendre l’Amérique grande à nouveau », Trump a privé de leurs moyens d’existence un grand nombre de militants aguerris opposés au régime de Poutine en mettant un terme au financement de la « démocratie » via l’USAID. « À en juger par les témoignages, cette décision a affecté une part écrasante des médias et des projets associatifs russes. Certains arrêtent leurs programmes, des événements en présentiel sont annulés, et d’après ce que l’on raconte, certains partenaires ont même cessé de répondre aux messages », écrit l’opposant politique Andreï Pivovarov, qui s’est retrouvé en Occident il y a six mois après un échange de prisonniers entre la Russie et les États-Unis.

Le fait que non seulement l’opposition libérale, mais aussi une grande partie de la « société civile » – ONG de défense des droits humains, médias, chercheurs universitaires, blogueurs, etc. – survivent grâce au Département d’État américain a longtemps été un élément central du récit du Kremlin. Les autorités russes ont réprimé la dissidence, adopté des lois discriminatoires et restreint la liberté d’expression précisément sous prétexte de lutter contre « l’influence étrangère » menaçant la souveraineté nationale.

Répétée un nombre incalculable de fois, cette accusation est devenue un cliché tourné en dérision par les cercles d’opposition, au même titre qu’une énième théorie du complot : « les cookies du Département d’État », « le complot maçonnique », « la Terre plate ». Bien sûr, tout le monde savait que certaines subventions occidentales existaient. Mais leurs bénéficiaires gardaient généralement leurs sources de financement dans le plus grand secret, rendant difficile une évaluation objective de l’ampleur du phénomène.

La suspension soudagine du financement américain révèle l’isolement des anti-Poutine

Selon l’OCDE, les États-Unis ont dépensé en 2023 plus de 62 milliards de dollars dans des programmes de développement, dont la majorité a été mise en œuvre par l’USAID. Cela représente plus de 40 % du budget mondial dans ce domaine (l’Union européenne arrive en deuxième position avec un modeste 8 %).

Si en Afrique et dans d’autres pays parmi les plus pauvres, une part importante des fonds occidentaux est consacrée à des projets sociaux et humanitaires – accès à l’eau potable, vaccins contre le VIH, aide alimentaire et médicale –, en Europe de l’Est, presque tous les budgets sont absorbés par des « programmes de soutien à la liberté et à la démocratie ». La particularité de la Russie est que, dans le pays même, l’accès à ces fonds est depuis longtemps strictement criminalisé, et que presque tous les bénéficiaires de ces subventions vivent en exil depuis plusieurs années, menant leur lutte à distance.

Des milliers de militants professionnels vivant grâce à des subventions étrangères constituent une part significative de l’émigration politique russe. Mais la suspension soudaine du financement américain a révélé à quel point ils sont isolés : aussi bien en Russie qu’au sein de la diaspora, le sentiment dominant a été le Schadenfreude, une satisfaction malveillante face à leur malheur. « Des médias “indépendants” nourris à la gamelle du Département d’État ! Ils méritent Poutine ! », écrivent des commentateurs en réponse à leurs plaintes.

Le naufrage politique et financier de la société civile libérale profite à la fois aux médias du Kremlin et aux ultralibertariens d’extrême droite. Pour les poutinistes, le « péché originel » des libéraux réside dans leur simple collaboration avec des acteurs étrangers. Quant à l’opposition ultradroitière, elle-même considérée par le pouvoir comme un « agent de l’étranger », elle dénonce l’inefficacité économique des centristes, incapables de survivre sans soutien budgétaire – même américain. « L’air sera plus respirable, car il y aura un peu moins d’assistés de l’infantilisme », ironise l’influente trumpiste Ioulia Latynina.

Pour aller plus loin : Entretien avec Alexey Sakhnin – « Mélenchon entend fonder le retour à la paix sur un principe simple : l’auto-détermination des peuples ! »

Les libéraux se défendent en tentant de moraliser le débat : « “Vivre de subventions” est un mode d’existence ultra-précaire et l’un des pires moyens de gagner sa vie pour une personne de la classe moyenne. Ceux qui le choisissent le font parce qu’ils veulent être utiles et innover, pas parce que cela rapporte beaucoup d’argent ou offre de bonnes conditions ».

Les médias pro-Kremlin et l’extrême droite insistent sur le fait que ces grant-suckers (« suceurs de subventions ») faisaient de la propagande pour l’agenda socio-libéral de la gauche américaine. Eux rétorquent qu’ils suivaient simplement leurs propres convictions et n’étaient soumis à aucune censure.

Pourquoi la « société civile » libérale de Russie n’a-t-elle jamais réussi à mobiliser la société pour défendre ses principes, arrêter la guerre ?

Mais cette querelle morale sur les valeurs occulte complètement la véritable question : pourquoi la « société civile » libérale, construite autour de l’industrie des subventions, a-telle échoué si lamentablement ? Pourquoi n’a-t-elle jamais réussi à mobiliser la société pour défendre ses principes, arrêter la guerre, et pourquoi se retrouve-t-elle aujourd’hui en totale isolation ?

Pendant les trois décennies où les subventions étrangères ont été la principale source de financement des organisations non gouvernementales, la « société civile » s’est transformée en un noyau « d’une classe supérieure moyenne bien rémunérée mais aliénée, semblable à celle des banquiers d’investissement et des consultants en management en Occident », écrit Almut Rochowanski, qui a supervisé pendant des années de nombreux programmes de subventions dans les pays post-soviétiques.

L’isolement social et culturel de la majorité de leurs concitoyens était un choix délibéré pour la plupart de ces personnes, mais l’ampleur de ce fossé n’est devenue évidente que maintenant, alors qu’elles se retrouvent inutiles, aussi bien pour leur audience potentielle en Russie que pour leurs sponsors étrangers.

Le problème ne réside même pas tant dans la censure exercée par les fonctionnaires de l’USAID (bien que de tels cas existent) que dans le fait qu’en s’alignant systématiquement non pas sur les besoins et les difficultés des Russes ordinaires, mais sur l’agenda des partenaires occidentaux, les fonctionnaires des ONG et des médias « indépendants » ont produit un contenu totalement déconnecté de l’expérience vécue par la majorité des citoyens.

Les journalistes et militants des droits humains financés par le Département d’État n’étaient pas de simples mercenaires au service des États-Unis – ils défendaient sincèrement, parfois même avec ferveur, une vision du monde propre à une minorité privilégiée. Ils ont réellement imposé leur hégémonie dans le domaine des valeurs et des discours, mais uniquement à l’intérieur d’une étroite classe moyenne pro-occidentale.

Avant la guerre, cette hégémonie permettait au camp libéral de s’appuyer sur un vaste réseau d’ONG et de médias, et de rester le principal opposant au Kremlin. Mais en même temps, elle empêchait la mobilisation des classes populaires. La critique se concentrait sur les questions culturelles et la politique étrangère, mais elle ne remettait presque jamais en cause l’ordre social qui condamnait des dizaines de millions de Russes à la pauvreté et à la précarité.

L’opposition à Poutine définitivement condamnée ?

Dès le début de la guerre, la classe moyenne libérale s’est rangée presque unanimement du côté de l’Occident. Toute critique de l’OTAN ou du néolibéralisme était perçue comme une hérésie dangereuse ou comme de la « propagande poutinienne » et devenait taboue. Cette situation n’a fait que renforcer le régime en place, en lui permettant d’isoler une opposition désormais perçue comme un agent de l’ennemi extérieur.

Dans cette histoire douloureuse, il est facile de voir un parallèle avec la crise qui a frappé la gauche modérée en Europe. Leur intégration profonde dans les élites dirigeantes et leur refus obstiné de mobiliser les classes populaires ont conduit à une série de lourdes défaites politiques et à la montée des forces d’extrême droite. De la même manière, les intérêts matériels qui liaient la société civile libérale russe à l’ordre néolibéral mondial l’ont rendue incapable de résister à la dictature et à la guerre.

Sans financement occidental, la plupart des ONG et des projets médiatiques disparaîtront probablement. Mais les militants qui resteront devront revoir radicalement leur stratégie en comptant sur le soutien de la population, sur le volontariat, les dons et la solidarité de terrain. Cela nécessitera d’écouter non pas les attentes des fonds occidentaux, mais celles des citoyens russes.

Almut Rochowanski cite l’exemple d’une antenne de l’organisation de défense des droits humains Memorial (lauréate du prix Nobel de la paix en 2022), qui s’est mise à défendre les droits sociaux des groupes marginalisés devant les tribunaux, au lieu de se limiter à sa mission initiale de documentation des crimes de l’ère stalinienne. « Ce nouveau champ d’action s’est révélé si populaire que l’organisation a pu s’appuyer de plus en plus sur les dons locaux. »

Dans un contexte de guerre et de dictature, cette voie sera difficile. L’espace public russophone deviendra encore plus uniforme et militarisé pendant un certain temps. Mais sur les ruines de l’ancienne société civile corrompue, façonnée par l’hégémonie libérale, émergeront de nouveaux mouvements sociaux, des pratiques militantes et des solidarités enracinées dans la population – et, à terme, un langage commun de l’intérêt collectif.

Par Alexey Sakhnin

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