Marc Bloch. L’Insoumission publie un nouvel article de sa rubrique « Nos luttes ont des histoires ». Son but est de porter attention aux processus historiques, analyser et connaitre les faits pour comprendre l’influence des évènements sur notre présent et notre futur.
Le 23 novembre, dans le cadre de la commémoration du 80e anniversaire de la libération de Strasbourg, Emmanuel Macron a annoncé que l’historien et résistant Marc Bloch allait entrer au Panthéon. Voilà une nouvelle qui, comme la famille de Marc Bloch, ne peut que nous réjouir, à plus d’un titre.
Parce qu’il était exigeant en matière de République, de liberté, et, bien entendu, d’histoire, sa famille, aujourd’hui, demande que l’enseignement et la jeunesse soient au cœur de la cérémonie ; que celle-ci soit civile ; elle refuse la présence de tout représentant de l’extrême droite qui, au gouvernement de Vichy, avait mis fin à la République en 1940, persécuté les patriotes de la Résistance et s’était rendue complice de la déportation des juifs de France vers les camps d’extermination.
Espérons – fol espoir – que le Président aura à cœur de respecter les souhaits de la famille Bloch, et, au-delà, l’esprit de l’homme : faire de la cérémonie, non pas un hommage à un « grand homme » et un épisode de plus au « roman national » que Marc Bloch rejetait, mais plutôt une ode à la République et, par elle, à la liberté pour laquelle il s’est battu. Comme il l’écrivait dans L’Etrange défaite : « Pas de liberté du peuple sans souveraineté du peuple, c’est-à-dire sans République ». Notre article.
Un patriote anti-nationaliste
D’une part, Marc Bloch est un héros anti-nationaliste mais patriote. Combattant de la Première guerre mondiale, il est cité quatre fois à l’ordre de l’armée et reçoit la croix de guerre et la légion d’honneur à titre militaire. Mobilisé comme sergent, il finit la guerre capitaine, sorti du rang grâce à son courage et ses capacités de commandement.
En 1939, quand la guerre est de retour, il a 53 ans, il est père de six enfants, qu’il a eu de son mariage avec Suzanne Vidal, il est touché par la polyarthrite. Il demande malgré tout à reprendre du service dans l’armée et retrouve son grade de capitaine. Engagé dans les Flandres, il arrive à Dunkerque sous les tirs ennemis (fin mai-début juin 1940), passe en Angleterre avant d’être envoyé à Cherbourg pour participer au regroupement de l’armée du nord – mais il est démobilisé par la signature de l’armistice voulue par le maréchal Pétain, le 22 juin 1940.
Il reprend ses cours d’histoire pour l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand et y commence rapidement des actes de résistance, d’abord au sein du mouvement Combat puis avec les Francs-Tireurs. Il met en place les dispositifs chargés de déclencher l’insurrection au moment de la libération et participe au comité de Libération. Mais cette Libération, il ne la verra pas : il est arrêté par la Gestapo à Lyon, le 8 mars 1944, affreusement torturé, ramené dans le coma à sa cellule, à la prison Montluc, comme avant lui Jean Moulin, comme, à peu près en même temps que lui, les enfants d’Izieu bientôt déportés à Auschwitz.
Le 16 juin 1944, il est emmené à Saint-Didier-de-Formans, dans l’Ain où il est fusillé. Durant son dernier voyage, dans un camion, avec d’autres, un tout jeune homme de 17 ans pleure. Il le console : « Ils vont nous fusiller, n’aie pas peur, ils ne nous feront pas mal, cela ira vite ». Il est fusillé le premier en criant « Vive la France ».
Un républicain exemplaire
Son action dans la Résistance et sa mort en patriote résument tout son attachement, sa
foi en la République : c’est la deuxième raison de le mener au Panthéon.
Il est issu d’une famille juive d’Alsace. Ses parents ont fait le choix de rester français en 1871, quand l’Alsace est devenue allemande. Bien qu’ayant fait preuve d’héroïsme pendant la Première guerre mondiale puis au début de la Seconde, les lois antisémites d’octobre 1940 voulues par le maréchal Pétain l’ont exclu, en tant que juif, de la fonction publique ; il est toutefois relevé de sa déchéance pour « faits scientifiques exceptionnels » en 1941. Il peut reprendre son enseignement, à Clermont-Ferrand puis à Montpellier, où il est confronté à un doyen très antisémite.
Durant l’été 1940, assommé par la terrible déroute de l’armée française, il écrit L’Etrange défaite, où il tente, en historien et en républicain qu’il est, d’analyser « à chaud » les raisons de la débâcle. Il dénonce l’incompétence de l’état-major et des chefs militaires, en retard d’une guerre. Il met en cause une bourgeoisie « aigrie », dont il donne la définition suivante :
« J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier […] ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif. »
Marc Bloch, L’Étrange défaite
Mais il pointe aussi un personnel politique « corrompu jusqu’aux moelles », des syndicats qui s’intéressent plus aux « petits sous », à un pacifisme qui ne distingue pas « entre le meurtre et la légitime défense », à un enseignement qui se limite à la répétition, à un marxisme figé dans une doctrine officielle. Il se met lui-même en cause, qui n’a pas – pas assez – mobilisé sa culture, ses connaissances pour participer à l’instruction populaire.
Dans L’Etrange défaite, il défend aussi l’idée du citoyen républicain, en digne héritier de
Rousseau et de la Révolution française :
« La cité étant au service des personnes, le pouvoir doit reposer sur leur confiance et s’efforcer de la maintenir par un contact permanent avec l’opinion. Sans doute cette opinion peut-elle, doit-elle être guidée, mais elle ne doit être ni violentée ni dupée, et c’est en faisant appel à sa raison que le chef doit déterminer en elle la conviction. »
Marc Bloch, L’Étrange défaite
Marc Bloch a fait de sa judaïté une raison supplémentaire d’être français. Voilà ce qu’écrit l’historien et politologue Stanley Hoffmann à son propos, en 1990 :
« Marc Bloch, comme bien d’autres juifs français, vit dans la persécution une raison supplémentaire de s’affirmer français. C’est Vichy qui voulait faire des juifs une catégorie à part, c’est le nazisme qui faisait de la démonologie raciste. Il était donc tout à fait naturel que Marc Bloch et beaucoup de ses collègues et amis juifs protestassent contre l’« Union des Israélites de France » créée par Vichy à la fin de 1941, et y vissent « une nouvelle étape vers la déchéance, sur le plan légal, de leur qualité de Français », une atteinte à l’unité nationale. » (Préface de L’Etrange défaite, Gallimard, 1990).
Marc Bloch, L’Étrange défaite
Un historien qui tourne le dos au « roman national »
Enfin, Marc Bloch est un grand historien. Il est un des principaux rénovateurs de la recherche historique en France au XXe siècle. Il a largement contribué à passer de l’histoire-bataille à une écriture historique qui prend en compte les évolutions lentes des sociétés, des structures et des conjonctures économiques, ainsi que des mentalités, encore plus sujettes à l’inertie au changement… Il a ouvert l’histoire à d’autres disciplines comme la linguistique – il parlait lui-même une dizaine de langues – à l’anthropologie et à la géographie.
Il a ainsi utilisé la méthode comparatiste propre jusqu’alors à la linguistique pour écrire Les Rois thaumaturges (1924), révolutionnant l’écriture de l’histoire : il a montré comment les rois, en France mais aussi en Angleterre, de par l’origine prétendument divine de leur pouvoir, étaient dépositaires de la faculté magique de guérir (c’est le sens du mot thaumaturge) de certaines maladies, notamment les écrouelles – maladie de peau fort peu ragoutante et très répandue au Moyen Âge et durant les Temps modernes.
Ainsi, il mène une étude sur le temps long, puisqu’il montre que le roi Charles X (1824-1830) prétendait posséder encore ce pouvoir au XIXe siècle, faisant éclater les cadres « classiques » ou « canoniques » des périodes historiques.
En 1929, il fonde avec son ami et, comme lui, historien du Moyen âge, Lucien Febvre, la revue des Annales d’histoire économique et sociale, aujourd’hui appelée Annales Histoire, Sciences sociales. Avec Marc Bloch et « l’Ecole des Annales », l’histoire est écrite en plaçant les acteurs dans des temporalités multiples, prenant en compte le temps long et le temps court, dans un emboitement d’échelles géographiques, du local au mondial.
C’est l’histoire sociale – au sens large des sociétés – que Marc Bloch, Lucien Febvre ou Fernand Braudel ont fait le choix d’étudier, pas (seulement) celle des « grands personnages » : ils tournent le dos au « roman national » qui fige les histoires dans des structures soi-disant éternelles et qui est une négation même de l’histoire.
Comme Marc Bloch l’écrivait avec malice dans son dernier ouvrage, Apologie pour l’histoire, ou métier d’historien, rédigé pendant ses années de Résistance et publié cinq ans après sa mort :
« Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. »
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire
Pas d’extrême-droite à la cérémonie !
Pour toutes les raisons invoquées, Marc Bloch a toute sa place au Panthéon, aux côtés de Jean Moulin, Jean Jaurès, Germaine Tillon ou Victor Hugo. Mais, parce que Marc Bloch était exigeant en matière de République, de liberté, et, bien entendu, d’histoire, sa famille, aujourd’hui, demande que l’enseignement et la jeunesse soient au cœur de la cérémonie ; que celle-ci soit civile ; elle refuse la présence de tout représentant de l’extrême droite qui, au gouvernement de Vichy, avait mis fin à la République en 1940, persécuté les patriotes de la Résistance et s’était rendue complice de la déportation des juifs de France vers les camps d’extermination.
Espérons – fol espoir – que le Président aura à cœur de respecter les souhaits de la famille Bloch, et, au-delà, l’esprit de l’homme : faire de la cérémonie, non pas un hommage à un « grand homme » et un épisode de plus au « roman national » que Marc Bloch rejetait, mais plutôt une ode à la République et, par elle, à la liberté pour laquelle il s’est battu. Comme il l’écrivait dans L’Etrange défaite : « Pas de liberté du peuple sans souveraineté du peuple, c’est-à-dire sans République ».
L’étrange destin de L’Etrange défaite
C’est un ouvrage que Marc Bloch a écrit durant l’été 1940, après sa démobilisation. Il y propose son analyse de la défaite que vient de subir l’armée française face aux Allemands et qui sert de prétexte au maréchal Pétain, épaulé par Laval, pour mettre fin à la République et lancer sa « Révolution nationale ». Cela représente un double traumatisme pour le patriote républicain qu’était Marc Bloch.
Il écrit à chaud, exercice peu habituel pour un historien. Son manuscrit, implacable pour le régime de Vichy qui se met alors en place, ne pourra être publié, il le sait, qu’avec le retour de la République. Mais, une fois écrit, que faire de ces feuillets encombrants : il ne faudrait pas qu’ils tombent en de mauvaises mains, ce qui vaudrait à son auteur ou à son détenteur les pires ennuis. Marc Bloch le confie d’abord à son ami Philippe Arbos. Mais son domicile est perquisitionné par la police de Vichy… qui passe à côté du manuscrit sans le remarquer.
C’est alors le Dr Canque, de Clermont-Ferrand, qui se retrouve avec la responsabilité de cacher l’écrit, dans une petite maison de la banlieue de Clermont. Mais celle-ci est réquisitionnée par les Allemands et devient un poste de DCA. Après que l’armée allemande a quitté l’endroit, le Dr Canque s’aperçoit que les soldats ont trouvé le manuscrit mais, n’imaginant pas son importance, ils l’ont simplement laissé trainer au sol. Le docteur décide alors de l’enterrer dans une de ses propriétés d’Orcines.
Manque de chance, l’endroit devient un campement allemand ; les hommes y creusent des tranchées, mais sans tomber sur les feuilles enfouies. La famille Bloch peut, après le départ des Allemands, reprendre possession de l’ouvrage et le faire publier après la Libération, en 1946. Marc Bloch est mort depuis deux ans, fusillé par l’occupant.
Par Sébastien Poyard