Alexey Sakhnin réfugiés

Alexey Sakhnin et d’autres réfugiés de l’est en lutte contre la société de guide touristiques Orange Fox

Travail au noir, paie misérable, menaces et intimidations : réfugiés en France, les militants anti-guerre russes et ukrainiens se retrouvent confrontés à la difficile réalité d’un marché du travail français de moins en moins régulé, où prospèrent les pires méthodes d’exploitation, comme dans la plupart des pays européens. Est-ce un signe de la fin de « l’exception française » en matière de protection des travailleurs ? Alexey Sakhnin, militant russe anti-guerre et guide touristique en grève contre son employeur, la société Orange Fox, a accepté de témoigner sur la lutte qu’il mène. Notre article.

Réfugiés politiques russes et ukrainiens, ils se battent contre la surexploitation de la société de guides touristiques Orange Fox

Depuis la mi-octobre, les salariés de la société de guides touristiques Orange Fox sont en grève, victimes de graves atteintes au droit du travail. La plupart sont des réfugiés politiques russes et ukrainiens qui découvrent une France où les libertés et la démocratie sociale sont en recul. En marge de la légalité, des entreprises délinquantes s’organisent pour exploiter cette main-d’œuvre vulnérable.

En février 2022, Alexey Sakhnin, qui s’est publiquement prononcé contre l’invasion de l’Ukraine, se retrouve menacé dans son pays. Grâce à l’action de Jean-Luc Mélenchon auprès d’Emmanuel Macron, Sakhnin est accueilli en France comme réfugié politique. « C’est un immense honneur pour moi d’être accueilli dans le berceau de la révolution. Malgré les reculs de ces dernières années, la vibrante société française reste une référence pour moi et tous les révolutionnaires du monde. »

Le système français a longtemps été perçu par la gauche mondiale comme un exemple de redistribution avancée et de protection des travailleurs. « En Russie, les droits des travailleurs sont extrêmement limités, car il n’y a pas de syndicats combatifs. En France, une culture du rapport de force subsiste : les patrons ne font pas ce qu’ils veulent. »

Cependant, comme de nombreux exilés de Russie, d’Ukraine et d’ailleurs, Alexey Sakhnin s’est heurté à un marché du travail en crise, où des entreprises délinquantes profitent de la fragilisation du droit du travail pour opérer en totale violation de la dignité des travailleurs.

À l’instar de nombreux autres réfugiés, Alexey Sakhnin s’est retrouvé à travailler dans le secteur touristique, très pourvoyeur d’emplois en France, notamment à Paris. « Nous avions trouvé une entreprise fondée par un Ukrainien, avec lequel nous pouvions échanger en russe, ce qui était plus simple pour nous. On nous promettait des contrats de travail avec des rémunérations décentes assez rapidement », souligne-t-il.

Orange Fox, qui organise des tours de Paris à vélo, semblait offrir un cadre de travail flexible et bien rémunéré. Cependant, l’exilé politique russe ne tarde pas à déchanter. « Nous avons commencé par être payés à la pièce. Notre rémunération augmentait en fonction de la taille du groupe accompagné. Mais, brutalement, l’employeur a décidé de réduire la rémunération à 20 euros pour 3 heures, quelle que soit la taille du groupe… »

Vingt euros pour trois heures, soit moins de 7 euros de l’heure, une rémunération bien inférieure au SMIC… « L’entreprise a profité de l’incertitude juridique autour de notre statut pour aggraver les conditions d’exploitation : nous n’avons reçu aucun contrat depuis que nous avons commencé à travailler pour cette entreprise. » Dans le secteur, le travail au noir tend à se généraliser comme une plaie, dont les réfugiés sont les premières victimes.

« Le directeur a même commencé à renvoyer du personnel. Ce qui n’était pas compliqué, dans la mesure où nous n’avions pas de contrat » : sur quatre mécaniciens recrutés, trois ont été renvoyés. La dernière en poste, une salariée originaire de Moldavie, travaille 7 jours sur 7 pour 1 500 euros sans aucune assurance. Des conditions de travail indignes, malheureusement fréquentes dans ce secteur d’activité.

« De nombreuses entreprises dans le secteur profitent des brèches laissées par le macronisme dans la législation du travail pour opérer ainsi. Il est stupéfiant que l’inspection du travail n’ait pas réagi plus tôt », s’indigne Alexey Sakhnin. Depuis 2017, l’inspection du travail est méthodiquement affaiblie par les réformes du gouvernement, et voit ses effectifs diminuer.

Pour aller plus loin : Entretien avec Alexey Sakhnin – « Mélenchon entend fonder le retour à la paix sur un principe simple : l’auto-détermination des peuples ! »

« La lenteur des processus de régularisation administrative des étrangers nous contraint à accepter des conditions de travail en marge de la légalité », Alexey Sakhnin

Mais un deuxième facteur permet cette exploitation aggravée des travailleurs étrangers : « la lenteur des processus de régularisation administrative des étrangers nous contraint à accepter des conditions de travail en marge de la légalité », explique Sakhnin. Malgré son engagement contre le régime russe et sa guerre en Ukraine, et malgré les menaces d’arrestation émanant des renseignements russes, le militant anti-guerre a dû attendre deux ans avant que sa demande d’asile politique ne soit acceptée. Des processus administratifs interminables, dont il n’est pas le seul à souffrir, et dont les motifs sont parfois obscurs.

Face à cette situation, les salariés de l’entreprise ont décidé d’organiser un mouvement de grève. Pour la plupart réfugiés politiques et exilés, ils se sont organisés pour la première fois, et ont dû faire face à de multiples tentatives d’intimidation de la part de leurs employeurs. « La direction a tout fait pour diviser notre mouvement, en s’adressant individuellement à chaque travailleur, en isolant les plus combatifs. » Dans un élan de « générosité », l’entreprise a même proposé aux grévistes un contrat de travail de 22 heures… par mois, soit le minimum légal.

« C’est une véritable entreprise délinquante », souligne Sakhnin. « Elle n’hésite pas à sous-estimer son chiffre d’affaires pour réduire drastiquement son taux d’imposition. Cette année, Orange Fox a payé la somme ridicule de 1 000 euros au fisc. »

Mais les salariés ne comptent pas se laisser faire et poursuivent leur mouvement. Le 31 octobre, les grévistes se sont réunis dans le 2e arrondissement de Paris pour dénoncer leurs conditions de travail et l’absence de volonté de la part des dirigeants de l’entreprise pour résoudre cette crise.

Les salariés présents ont dénoncé « une surexploitation qui menace la sécurité même des touristes, des menaces incessantes de la direction, notamment la menace de déposer des plaintes visant à priver les grévistes de leurs droits de séjour en France ». À la clé, la menace d’un retour en Ukraine ou en Russie, où, des deux côtés, la prison ou l’enrôlement forcé dans l’armée attend ces militants anti-guerre.

« La France reste un pays avec une culture de lutte des classes exceptionnelle, avec une forte combativité du monde du travail »

Cependant, les travailleurs d’Orange Fox refusent de se résigner. « La France reste un pays avec une culture de lutte des classes exceptionnelle, avec une forte combativité du monde du travail, qu’on ne retrouve pas par exemple en Russie, mais aussi dans de nombreux autres grands pays européens », souligne Sakhnin, qui se félicite du soutien apporté par la CGT à la lutte des travailleurs d’Orange Fox.

Le manque d’informations sur la législation française du travail rend les travailleurs étrangers d’autant plus exploitables par le patronat. « Lorsque nous avons appelé la CGT, le syndicat nous a confirmé qu’ayant travaillé plus de deux jours, même sans contrat, nous étions, au regard du droit français, des travailleurs salariés. Nous avons donc pu commencer une grève en toute conformité avec la loi. »

Forts du soutien du premier syndicat de France, les salariés d’Orange Fox attendent une visite de l’inspection du travail pour obtenir gain de cause contre l’entreprise. Bien qu’affaibli, le droit du travail français et la culture syndicale offrent une protection aux travailleurs, qui doivent cependant faire l’effort difficile de s’en saisir, dans un monde concurrentiel de plus en plus hostile.

Par Rafael Karoubi