Moriarty

Moriarty, ce manga qui parle de la lutte des classes

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Cet été est sorti en France le Tome 19 du manga Moriarty écrit par Ryōsuke Takeuchi et illustré par Hikaru Miyoshi, basé sur les différentes œuvres de Arthur Conan Doyle impliquant son fameux détective Sherlock Holmes. Le tome 19 conclut la première partie de cette série. A cette occasion il est intéressant de parler de ce manga qui réinvente un personnage populaire de la littérature anglaise, Sherlock Holmes, en incluant dans l’intrigue des questions politiques et sociales, autour de la lutte des classes. Rappelons que le Capital de Karl Marx parait en 1867, soit 20 ans avant l’édition du premier livre mettant en scène Sherlock Holmes, « Une étude en rouge ».

Succès en France et au Japon, le manga a fait l’objet d’une série d’animation en 2 saisons, à la réalisation soignée, bien que certains passages du manga aient disparu dans l’adaptation en série. Il existe également une comédie musicale Moriarty au Japon, qui reprend les personnages de Conan Doyle (1959-1930) de façon de très originale. Le personnage principal du manga est William Moriarty. Dans les romans de Conan Doyle, Moriarty est l’adversaire et l’ennemi juré de Sherlock Holmes. Et dans le manga, comme dans les romans, c’est Watson qui est le narrateur et publie les histoires sous un nom d’emprunt : Conan Doyle. Notre article.

L’histoire de Moriarty

L’histoire de MORIARTY se situe en Angleterre, à la fin du XIXème siècle (en 1879 dans le tome 1), en pleine période victorienne d’apogée industrielle et économique. Révolté par un système de classes sociales injustes, Albert Moriarty un jeune aristocrate décide de tout mettre en œuvre pour renverser le système et construire une société plus juste.

Devenu l’héritier de la famille Moriarty, après avoir organisé l’assassinat de ses parents dont il réprouve les idées et l’arrogance, il va se servir du titre et du statut de sa famille pour comploter dans l’ombre, en sauvegardant les apparences de son rang. Il a deux frères adoptifs Louis et William, deux orphelins des bas quartiers de Londres, qui ont été adoptés par la famille. Venus d’un orphelinat, ils n’ont connu que la misère, l’indifférence et la cruauté infligées par la classe dominante.

Ils ont été maltraités dans leur enfance par les parents et le frère légitime d’Albert qui n’ont pas manqué de leur rappeler qu’ils sont là uniquement parce que la famille Moriarty, par souci d’apparences, a choisi de faire un acte de charité. Albert, William et Louis sont donc désormais vus comme « les Moriarty », miraculés et rescapés d’un incident qui a causé la mort de leurs parents. William va utiliser leur influence pour avoir une façade respectable.

Mais à côté ils décident de monter une organisation secrète qui, à travers différentes opérations criminelles, va permettre d’exposer au grand jour les pires abus et dérives de la classe dominante. Moriarty a bien un contenu politique car il est question, au fil des livres, de messages bien connus.

Quand la guerre sert les intérêts des marchands d’armes

Par exemple le manga présente le contexte de la seconde guerre entre l‘Angleterre et l’Afghanistan (1878-80), conflit colonial qui aurait permis à l’origine aux Britanniques de contrôler l’Afghanistan pour surveiller l’expansion russe en Asie du Sud. Mais dans le manga il apparait que cette guerre a été savamment orchestrée pour servir des intérêts privés.

Albert Moriarty, qui a un pied dans les services secrets, va découvrir qu’un personnage haut placé tire les ficelles et a intérêt à ce que cette guerre s’enlise pour assurer sa fortune en vendant des armes. L’auteur fait passer un message qui résonne toujours avec notre monde actuel où les puissants tirent leur fortune du trafic et de la vente d’armes, parfois avec la complicité de gouvernements et de certains États.

Le scénariste de Moriarty est plutôt explicite dans son message politique car Il est dit clairement dans une des planches, que l’homme en question qui trône dans l’ombre, « est un tenant de l’idéologie d’extrême droite qui promeut l’extension de l’empire britannique » et qu’il a une filiation avec la famille Royale d’Angleterre.

Quand la révolution doit servir les intérêts du peuple

On trouve également dans les scénarios des évocations et réinterprétations de faits historiques comme l’affaire Jack l’éventreur (présentée comme un « scoop » de presse dont les intentions seraient politiques et insurrectionnelles), le « Bloody Sunday » (répression sanglante d’une manifestation pacifique pour la cause ouvrière et Irlandaise en 1920) ou même la Révolution Française où il est fait mention de Maximilien Robespierre. Le manga rappelle ce qu’était le projet initial de Robespierre : « transférer le pouvoir du monarque aux citoyens ».

Le plan de William Moriarty est un peu différent car il veut avant tout à rétablir un équilibre dans la société en supprimant une partie de l’élite corrompue et en cristallisant derrière la colère du Peuple. Ce qu’il cherche, c’est dénoncer la corruption et ceux qui utilisent leurs privilèges.

image 74
Extrait du tome 6 de Moriarty : un scandale dans l’empire britannique acte 7 ,Albert et William Moriarty.
image 73
image 72

Quand les inégalités sociales sont le déclencheur des luttes futures

De plus certains voient en William Moriarty un « robin des bois » des temps modernes. Ce qui est intéressant aussi dans ce manga, c’est la réinterprétation très moderne et « woke » des personnages de Conan Doyle (qui deviennent des justiciers de l’inégalité sociale). Dans Moriarty, Sherlock Holmes va créer un lien fort avec William Moriarty (intellectuel et émotionnel).

Leur relation se renforce avec le temps car, nous le découvrons, Holmes a lui aussi un problème avec le système de classes que combat William. Le manga nous donne des clés de lecture : dans sa jeunesse, Holmes avait souffert de son statut social modeste, pendant ses études et ce qui s’est passé à ce moment-là, a en partie influé sur son orientation et le fait qu’il se mette au service de la justice. Pour lui, choisir la méthode scientifique dans le raisonnement permet aussi d’ôter les inégalités dans le débat social.

Le Holmes du manga, au niveau caractère et personnalité, est proche de certaines adaptations modernes. Par son côté bisexuel suggéré et son attirance pour William Moriarty, le Holmes du manga rappelle l’acteur Jeremy Brett (que les anglais considèrent comme le meilleur Sherlock Holmes) dans la série culte des années 90, ainsi que le jeux énergique et l’aspect parfois truculent de Peter Cushing (dans le film Le Chien des Baskerville de Terence Fisher-1959) et surtout il est proche de l’incarnation la plus actuelle du personnage interprété par Benedict Cumberbatch dans la série SHERLOCK.

image 71
image 70
Extrait du tome 5 de Moriarty – un scandale dans l’empire britannique acte 3, Sherlock Holmes et Irene Adler
image 69
image 68
Extrait du tome 8 de Moriarty – L’aventure d’un étudiant, Sherlock Holmes et Bill

Quand la lutte n’est plus une question de genre

Irène Adler (la célèbre espionne dont Sherlock Holmes est amoureux) est le personnage pour lequel le manga prend le plus de risque et qui pourrait repousser les fans de Sherlock Holmes. Elle est amoureuse de Sherlock mais va se travestir et changer de genre. C’est une figure féminine forte qui a connu les travers du monde du spectacle en tant que comédienne et les injustices du système de classe. C’est un personnage non conventionnel qui s’éloigne de la représentation de Conan Doyle et des adaptations cinématographique et télévisuelles.

Car elle va adopter une autre identité au cours de l’intrigue et devenir un membre de l’organisation « Moriarty ». Elle va assumer entièrement sa nouvelle identité masculine sous le nom de James Bond. La vision de l’auteur est assez actuelle car dans une scène où elle va vouloir utiliser le vestiaire collectif des hommes, un des hommes présents lui en refuse l’accès et lui rappelle qu’elle ne sera jamais un homme a cause d’une différence fondamentale.

Les autres membres n’ont aucune objection et l’accepte comme une « camarade » et voit en elle un homme et se moque de la réaction machiste de Sébastien Moran. Irène Adler saura s’imposer en James Bond, mettre ses talents au service de la lutte des classes et apporter une vraie aide au sein du groupe. Elle reste attachée à Holmes mais va inviter à diner une autre femme en tant que James Bond.

Cela permet de voir que le manga a réfléchi sur la question du genre. Contrairement à Lady Oscar, série animée créée en 1979 et adaptée du manga La Rose de Versailles écrit et dessiné par Riyoko Ikeda entre 1972 et 1973. Dans la série animée, il est toujours rappelé qu’Oscar est une jeune femme, élevée comme un homme, par un père qui souhaitait un fils.

Devenue capitaine de la garde royale et chargée de la protection de Marie Antoinette, Oscar – dont certains soupçonnent qu’elle est une femme – est traitée comme un homme mais a des relations amoureuses hétérosexuelles. Il n’est jamais question d’homosexualité ou de bisexualité, dans ce manga des années 70. MORIARTY apporte une vision différente de la notion de genre, avec des propositions plus assumées.

image 67
Couverture du tome 6 de Moriarty avec Irene Adler
image 66
Couverture du tome 13 de Moriarty présentant James la nouvelle identité d’Irene Adler.

Quand les médias servent les intérêts de la classe dominante

Si Moriarty reprend les personnages de Conan Doyle et le titre de certains récits ou certains aspects des enquêtes de Sherlock Holmes et des faits historiques de l’époque, la problématique politique est toujours présente.

Prenons par exemple « Le Chevalier blanc de Londres », cette intrigue policière parle aussi d’un affrontement politique et de la vie politique londonienne. Un jeune député Whiteley va entrer en confrontation avec la Chambre des lords. Ce député du peuple, présenté comme intègre, a pour but de faire passer une loi qui permettrait le droit de vote pour tous les citoyens car il souhaite l’égalité pour tous. Il va être victime d’une tentative d’assassinat, de menaces de morts. Le MI 6 le met sous sécurité renforcée car des éléments corrompus à Scotland yard, payés par les lords, seraient prêts à le faire exécuter. Dans l’ombre, les Moriarty aussi assureront sa protection.

A travers plusieurs chapitres, l’auteur nous présente des techniques d’intimidations
politiques que l’on peut encore voir à l’œuvre aujourd’hui.

Le manga va parler du pouvoir de la presse, en montrant comment la ligne éditoriale du journal est déterminée en fonction des intérêts des actionnaires et de leurs opinions politiques. Et même montrer comment la déformation de l’information peut servir à dénigrer et détruire la carrière d’un homme politique. Dans les planches cidessous, le manga nous présente le responsable du journal comme un magnat de la presse possédant plusieurs journaux, un grand entrepreneur proche de la Chambre des lords.

Extrait du tome 9 de Moriarty – Le Chevalier blanc de Londres acte 1

image 65
image 64
image 63
image 62
image 61

L’intrigue politique sert en toile de fond aussi à mieux faire comprendre les agissements de l’organisation de William Moriarty et son projet et pourquoi et comment il va le mettre en place de cette façon. William va d’ailleurs mettre en pause son projet car il croit en Whitheley. Rappelons que nous sommes loin des idées de Conan Doyle qui était engagé politiquement mais plutôt conservateur. Il s’était présenté deux fois au Parlement avec le Parti des Unionistes libéraux (parti situé à droite) mais il n’avait pas été élu.

William : S’il parvient à rendre publiques les preuves de la collusion entre la noblesse et la pègre cela déclenchera une révolution. Dès lors sa capacité à rallier le Peuple en suscitant l’espoir par son discours sur l’égalité de tous lui ouvrirait facilement le chemin vers le fauteuil de premier ministre. Néanmoins cela suppose de passer par une phase de chaos politique et social avec de nombreux morts en perspectives. Est-ce cela qu’il souhaite ? (….)

Moran : l’Égalité hum. Les politiciens qui prônent l’Égalité. J’y crois pas trop moi…

Albert : Pas de conclusion hâtive colonel ! Attendons que William ait vu ce que ce type a réellement dans le ventre…

William : Oui. Tout dépend de ce Whiteley mais ce pays pourrait avancer vers l’égalité sans que nous ayons à faire quoi que ce soit…

Et si Karl Marx et Sherlock Holmes s’étaient rencontrés à Londres, grâce à MORIARTY ?

Car au final ce manga réussit son but en mixant les aventures de Sherlock Holmes et les idées de Karl Marx, à travers une histoire mêlant enquêtes, politique et espionnage tout en reprenant certains codes du Shonen (manga pour jeunes adolescents). Et si le mode d’action de William Moriarty pour une société plus juste est l’action violente et criminelle – ce qui n’est acceptable que dans une fiction – l’auteur peut faire passer pas mal de messages et proposer sa vision politique et sociale. Le tout en créant un univers à part entière et cohérent.

Par Carlotta Fontaine

image 60

Planches et illustrations : « Moriarty ». © TAKEUCHI RYÔSUKE/MIYOSHI HIKARU

Les éditions Kana proposent de lire le chapitre 1 du Tome 1 de MORIARTY gratuitement en ligne ici.