« Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? », au Festival d’Avignon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. En ce mois de juillet 2024, L’insoumission est en direct du festival d’Avignon.
Le festival d’Avignon, c’est fini. Et terminé avec lui cette chronique de l’Insoumission : un prologue et onze spectacles en onze jours. Onze pièces des plus de 1700 possibilités offertes à Avignon. Il aurait fallu une année complète pour voir cet ensemble. Sans week-ends. Au rythme de 5 représentations par jour. Dément. « Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? » Comment mieux clore ce cycle qu’avec ce spectacle ? Au Théâtre des Carmes-André Benedetto. Avec cette question.
C’est la thématique choisie par le metteur en scène Etienne Gaudillère à la proposition de création d’une pièce d’actualité au Théâtre lyonnais « Le point du jour ». Un thème. Un metteur en scène et une journaliste. Huit jours de répétitions. Deux représentations. Visiblement le spectacle a tapé juste. Créé en 2020, il tourne encore. Et pour cause. L’actualité n’a pas faibli. Les violences faites aux femmes. Leur dénonciation et la prise de parole des femmes dans l’espace public. La nécessité d’un regard sur l’histoire de l’art. Le besoin d’une politique publique en ce domaine aussi. Et les moyens. Notre article.
« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine », Simone de Beauvoir
Ici, le théâtre épouse l’éducation populaire. L’ambition didactique de la pièce ne conduit à aucun renoncement formel. Sentiment lié aux choix du metteur en scène. Tracer simultanément sur scène plusieurs chemins. Évolution historique de la problématique et ses actualités. Processus de création et d’élaboration du spectacle. Déplacements de la pensée du personnage principal, le metteur en scène. Rien de statique. Loin de l’exposé pédagogique, le mouvement des corps et des esprits.
Jouer successivement de plusieurs registres sur scène. Le dialogue socratique entre Etienne Gaudillière et Giulia Foïs, animatrice de l’émission En Marge sur Radio-France. Le quizz au public devant le rideau de scène pour commencer à ancrer l’articulation entre intime, personnel, public et politique. Juste pour cette fois. Les débats au plateau entre comédiens. Les extraits de discours. De tribunes… Les scènes jouées pour dramatiser et exemplariser un enjeu. Le bouleversant slam final qui concentre un parcours intellectuel et sensible. À coup sûr, le caractère protéiforme du spectacle nous promène dans la matière du problème et ses modalités.
Permet aussi sa modulation et l’intégration des nouvelles actualités. On y entend des informations post 2020. Une espèce de théâtre journal ? Sur un plateau nu. Habillé d’affiches et de Unes de journaux. Un écran dessine sur le mur pour une projection. L’espace immuable de la journaliste et de l’échange à cour. Le reste de l’espace pour le jeu. On apprend beaucoup de ce spectacle très argumenté. La proto genèse de la question avec le débat. Au 19e siècle, Sainte-Beuve prônait l’étude biographique des auteurs pour lire leur œuvre. Proust répondait par la « distinction du moi social et du moi profond ».
Et puis les questions du rapport aux œuvres avec les artistes collaborateurs du système nazi : Céline, Arletty, Sacha Guitry, Coco Chanel… La liste est longue. Le courage des victimes de l’antisémitisme, du racisme, du sexisme… Leur émotion à chaque mention aperçue de leur histoire. Personnelle et collective. Leur parole. Leur difficile prise en compte.
« Mon père m’aimait, mais ni cet amour, ni la Religion Archi Catholique de
son enfance, ni la morale, ni ma mère, rien n’était assez fort pour l’empêcher
de briser l’Interdit. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il
passer du côté des assassins ? Tous les hommes sont des Violeurs. Regarde
l’histoire des guerres. La récompense du soldat, c’est toujours le viol. Cela se
passe ainsi depuis des temps immémoriaux ».Niki de Saint-Phalle
L’essentiel du propos est centré sur la question féministe. Avec l’émergence de Me Too. Rappel des faits. Des acteurs. Situés dans une histoire française de la culture du viol. De la venue de Matzneff à Apostrophe au répertoire des tubes des vedettes de tout temps. En passant par les œuvres pour enfants. Le milieu artistique touché comme les autres. Plus que les autres. Et Polanski recevant un César.
« Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. C’est ça qu’on doit regarder. Et on n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer. Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde. Le silence est la meilleure façon de maintenir en place un ordre lié à l’oppression. Les gens qui n’ont pas accès à la parole sont les opprimés. C’est pour ça que c’est crucial de parler ! »
Adele Haenel
Marion Aeschliman jouant Giula Foïs à sa table de travail dénoue à répétition les complexités des questionnements. Peut-on s’en sortir avec cette question ? Répondre non, c’est nier la possibilité de la fiction. Oui, c’est légitimer l’inadmissible. La question est-elle posée correctement ? Malgré son omniprésence médiatique. Pourquoi ne parle-t-on jamais de distinguer la femme de l’artiste ? Et si on parlait d’œuvres plutôt que d’artistes à propos de leur dissociation ou non ? Et si on discutait des conditions de monstration des œuvres ? Des vertus de la contextualisation historique et de l’auteur accolée à l’œuvre. Se débarrasser de toute moralisation des œuvres.
Comprendre des créations artistiques dans un contexte, une histoire et une société données. Ne pas séparer les artistes du monde en une pensée magique de la création. Ne pas confondre censure et expression critique d’une œuvre. Ne pas trouer l’histoire au risque de l’incompréhension. Ne pas nier la blessure que les œuvres peuvent provoquer. Entendre les paroles des victimes. Pas d’impunité liée à un pseudo-statut dérogatoire de l’artiste. Quand Emmanuel Macron dénonce, à propos de Depardieu, « la chasse à l’homme visant un immense acteur qui rend fière la France », Virginie Despentes répond « Artiste ou homme, c’est le même corps qui agresse »….
« Les chefs-d’œuvre ne sont pas nés seuls et dans la solitude, ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l’esprit d’un peuple entier, de sorte que l’expérience de la masse se trouve derrière la voix d’un seul. (….) Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient pour elles les difficultés immatérielles.
L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvé dure à supporter était, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité. Le monde ne leur disait pas ce qu’il disait aux hommes : écrivez, si vous le voulez, je m’en moque… Le monde leur disait avec un éclat de rire : Écrire ? Pourquoi écririez-vous ? »
Virginia Woolf – Une chambre pour soi
Creuser. Avancer sur les failles. Affronter le cœur des contradictions. Aller à l’os du débat. Ne pas en avoir peur. Tranquillement. Déplacer nos regards. Sentir le tremblement du spectateur d’à côté. Être ému par la forme nouvelle d’une chose qu’on savait. Ou croyait savoir. Aux rires ou aux larmes. Sortir autrement qu’en entrant dans la salle. Pas sûr qu’un spectacle change le monde. Mais celui-là a changé quelques spectateurs.
Même sensibilisé, on doit reconnaître qu’« on n’avait pas les bases ». Comme le titre du rapépilogue d’Etienne Gaudillière. On sait que 50 % des femmes révèlent avoir été victimes d’agressions sexuelles. On doit en retrouver donc la même proportion dans la salle. On n’a pas le chiffre des agresseurs. « Séparer l’homme de l’artiste » montre qu’on peut ne pas séparer geste artistique et utilité publique directe.
Par Laurent Klajnbaum