Bunker Laurent

Bunker par le collectif Superamas

« Bunker » au Festival d’Avignon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. En ce mois de juillet 2024, L’insoumission est en direct du festival d’Avignon.

Si vous avez envie de faire une expérience au théâtre qui bouscule le spectateur en même temps que les codes traditionnels de la représentation, il y a Bunker du collectif Superamas. Au Théâtre 11 à Avignon. Et bientôt en tournée.

“Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.” Guy Debord – La société du spectacle

« Bunker » de Superamas n’est pas spécialement un spectacle documentaire. Mais d’investigation. Pauline Paolini, actrice de « Plus belle la vie » a fait le récit de la fin de vie de sa sœur jumelle Emmanuelle. Atteinte d’un cancer. Dans les mains du docteur Kurz. Un naturopathe quantique. Abandon de sa chimiothérapie. Dépendance. Décès. Culpabilité de sa jumelle. Superamas restitue l’histoire. Mène l’enquête. Avec Pauline Paolini. Manipulations.  Escroqueries. Esprit de secte. Complotisme. Connexions avec les milieux d’extrême-droite.  On va de dévoilements en révélations. C’est inquiétant et bouleversant.

Ce qui intéresse le collectif est de trois ordres. Comment abandonne-t-on son discernement ? Quels sont les mécanismes de la manipulation et sur quoi s’appuient-ils ? Par-delà la bêtise d’un côté. La malhonnêteté de l’autre.   Comment s’articulent et se graduent le projet politique du docteur Kurz, ses procédés et son modèle économique, ses ramifications ?  Comment le débusquer ?

C’est ce questionnement qui guide la mise en scène. Reconstitution de l’histoire et de l’enquête.  Le réel et la fiction scéniques brouillant leurs propres identités. Mise en miroir du récit et de la quête. Avec la présence de l’actrice sur scène. Projection de vidéos de travail de la compagnie. De  promotions issues des réseaux. De vidéos cachées.  Voire volées. Des interviews de spécialistes. Thierry Rippol chercheur en sciences cognitives. Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences, Université de Fribourg. Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique, Université libre de Bruxelles. Intervention d’un narrateur. D’un bruiteur. D’un joker mode Phoenix. Remake scénique des scènes non filmés. Accessoirisations des personnages.  Tous les moyens dialogués, filmés, joués… sont utilisés pour tracer le réel et recréer la vérité de la narration. Proche de la performance. La tension et l’émotion au maximum.

Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive  « On traite en permanence l’information qui est autour de nous. Mais il se trouve que notre cerveau dispose de deux modes différents de fonctionnement. Il y en a un, c’est le mode intuitif, qui est très ancien dans l’histoire évolutive. C’est un mode de traitement de l’information qui est sensible à la dimension émotionnelle. Et il a une composante hédonique, c’est à dire que c’est un mode de traitement de l’information qui est destiné – je caricature un peu – à se faire plaisir. Le mode analytique est un mode de traitement de l’information tout à fait différent. Il est beaucoup plus coûteux cognitivement. Il demande un effort. Et chacun de nous dispose de ces deux modes de traitement de l’information et en fonction du contexte, de l’environnement, on va plutôt exploiter l’un, ou exploiter l’autre. ” – Université d’Aix-Marseille, entretien avec Superamas le 26/03/2022

“Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.” Guy Debord – La société du spectacle

Bunker met à nu les voies de la domination sectaire. Crée des outils de résistance. Par l’expérience de spectateur. On se fait embarquer dans une aventure étrange. Dangereuse et bien réelle. Ou se relient les fragilités sociales et personnelles avec le besoin de croire. Ou la relâche de l’attention. Sous la surveillance des sectes, des complotistes et de l’extrême droite. Et des pouvoirs.

La relativisation de la vérité est un phénomène grandissant. Le risque de manipulation présent. Dans la société du spectacle. En tout lieu. A tout instant. Stade achevé du capitalisme. Fétichisme de la marchandise, de la consommation et du bien-être. Frontières de la réalité brouillées. Fake-news et déni. « Il fait froid. Il neige à New-York. Nous avons besoin du réchauffement climatique » dit Donald Trump. Primauté de la communication sur l’information.  Réseaux sociaux. Dé-hierachisation et décontextualisation des actualités. Opacité, mensonge ou absence de sens. Promus en modèle politique et économique.  On se situe.  Mais où ?

“Les spectateurs ne trouvent pas ce qu’ils désirent, ils désirent ce qu’ils trouvent.” Guy Debord – La société du spectacle

On comprend les mécanismes de la crédulité. On compatit avec sa victime. On tremble des risques pris par la compagnie et Pauline Paolini. On fait l’expérience soi-même du tremblement et de la compassion. Et de la crédulité. Contamination réciproque du réel et de la fiction. Superamas nous parle de la nécessité équivalente d’esprit critique et d’imaginaire. Superamas nous parle de théâtre.

Heiner Muller en dialogue avec Bernard Umbrecht disait : « Il existe une formulation du philosophe Wolfgang Heise que je fais mienne. Il définit le théâtre comme le laboratoire de l’imagination sociale. La société capitaliste, mais aussi les sociétés industrielles en général, ont tendance à instrumentaliser l’imaginaire, en tous cas à le réduire. Je crois que la fonction de l’art est de mobiliser l’imagination. Il faut se défendre qu’une histoire soit close sur la scène. Un texte vit de la contradiction entre l’intention et le matériau, l’auteur et la réalité.  Tout auteur confronté à des textes auxquels sa plume se refuse et qui leur cède pour éviter la collision avec le public est une canaille. Il sacrifie l’effet au succès, condamne son texte à mort par les applaudissements ». L’écriture scénique est une écriture parmi d’autres.  En lisant ces mots récemment cités par Michel Simonot, j’ai pensé à Bunker.

Laurent Klajnbaum