Faust. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
Pour ce nouvel article de sa série consacrée au Festival d’Avignon, l’Insoumission vous parle de Faust, du cinéaste allemand Murnau, repris dans le spectacle devenu culte de la compagnie « Cartoun Sardines ». Sorti en 1926, le film se déroule peu de temps après la répression de l’expérience des soviets en Bavière, pendant que le nazisme se larve déjà par la publication de Mein Kampf, peu de temps après le coup d’État manqué de Hitler.
D’un film muet, la compagnie le réinvente en jouant avec les mots, les sons, et la musique pour compenser l’absence de mots. Les galéjades et autres taquineries des Cartoun sardines nous aident à mesurer distances et rapprochements. On rit beaucoup. Et on frissonne parfois. L’insoumission est en direct du Festival d’Avignon en cet été 2024. Notre article.
« Ma mie, vous comprenez mal les temps. Ce qui est fait est fait. Fournissez-vous de nouveautés », Faust, Goethe
Faust est un mythe éternel. Celui des possibles regrets de n’avoir pas joui de la vie. Du désir absolu de puissance, de connaissance et de plaisir. Du pacte avec le diable pour les obtenir. D’amour vrai parfois. Du docteur pour Marguerite. Et sa rédemption. Ou non. L’art en a fait sa matière. À toutes les époques. Sur tous les continents. Dès l’Antiquité avec « Simon le mage de Samarie dans « Les actes des apôtres ».
Avec « La tragique histoire du docteur Faust » de l’auteur élisabéthain Christopher Marlowe. Honoré de Balzac et « La peau de chagrin ». Oscar Wilde, « Le portrait de Dorian Gray ». Boulgakov « Maitre et Marguerite ». Notre contemporain Mark Ravenhill avec « Faust is dead ». Faust accompagne les débuts du cinéma avec Georges Méliès. Et parcourt son histoire. Le Faust le plus connu a été écrit par Goethe. C’est celui qui fait motif au cinéaste allemand Murnau en 1926.
Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde
« L’expérience est le nom donné à ses erreurs »
Juste idée des Cartoun Sardines de reprendre aujourd’hui leur spectacle culte autour du Faust du cinéaste allemand Murnau. Sorti en 1926. Pendant la République allemande de Weimar. Au cœur d’une crise économique. Entre hyperinflation et jeu de la dette extérieure pour affaiblir le mouvement social. Les Rouges revendiquent d’autres institutions et un partage de la richesse. Expérience de soviets en Bavière vite réprimée. Et déjà le nazisme se larve. « Mein Kampf vient juste d’être publié après le coup d’État manqué de Hitler. Une première fois, l’avenir se joue entre eux et nous.
« Vois ». C’est le premier intertitre de Faust. On peut regarder ce film muet avec cette Allemagne en tête. La peste. La double-face du peuple. L’envie de puissance. Mephisto… Le souvenir de la guerre a vaincu le réalisme Ce n’est pas que pour le personnage de Faust que le cinéaste a sous-titré son film « une légende Allemande ». Sans fatalité. Fin de l’innocence certes. Mais avec l’amour comme destin choisi. Murnau et son film optent pour le libre arbitre humain. Les dieux y sont des hommes – dans la lumière _ comme les autres. L’archange et le diable parient trivialement. Méphisto est pris dans les filets d’un amour insistant.
« Je vous crois ! Ces yeux-là ne mentent pas ! Combien de fois, d’ailleurs, vous ai-je dit votre erreur essentielle de sous-estimer l’importance du regard. La langue peut dissimuler la vérité, les yeux, jamais ! »
Maitre et Marguerite, Mikhael Boulgakov
Mais ce prodige du grand écran est plus qu’un écho du temps politique. C’est un film d’inventions d’un art encore jeune. Non encore saisi par l’industrie et le marché. Un film de peintre inspiré par le mouvement. Les trucages ne sont pas encore des effets spéciaux. Pas de bluff quand se superpose au présent humain le sablier du temps compté. Pas d’épate quand les plis du costume de Marguerite évoquent la statuaire cistercienne. Imagerie protéiforme du mal.
Des agrandissements et des rétrécissements de la figure de Mephisto jusqu’à ses apparitions foraines en passant par ses métamorphoses. Décor abstrait aux lignes torves. Éclairages artificiels aux ombres déformées. Personnages maquillés. Angles inattendus. Montage baroque. Éblouissement de la forme. On sait qu’on est dans ce Berlin des années de feu. Et sous la braise, la cendre.
Le cinéma sent. Le cinéma est sens. Ombres et lumière. Comme chez Rembrandt. Bien et mal. Le noir pour Mephisto. Le blanc pour Marguerite. Les gris de Faust. Costumes et décors. Les manifestations divines abstraites et incandescentes trouant la pellicule et les apparitions charnelles des enfants autour de Marguerite.
Lotte Eisner, la grande critique de cinéma née avant le siècle et décédée en 1983 écrit : « Le début du film présente ce que le clair-obscur allemand a créé de plus remarquable, de plus saisissant : la densité chaotique des premières images, cette lumière qui prend naissance dans les brumes, ces rayons qui traversent l’air opaque, cette fugue orchestrée visuellement comme par des orgues qui résonneraient dans toute l’étendue du vaste ciel vous coupent le souffle. ». Émotion des images et de leur grammaire.
Pouvoir de l’image donc. Et pouvoir du jeu. La distribution internationale de ce dernier film allemand – avant Holywood – de Murnau est étonnante. Des aventuriers de la voix pour un film symphonique, mais muet. Pour entourer le suédois Gösta Ekman en Faust on trouve : Emil Jannings en Mephisto, star du cinéma muet allemand puis de Hollywood, vaincu par l’arrivée du parlant – il ne parlait pas anglais – et retour dans l’Allemagne nazie dont il fut une vedette. Camilla Horn en Marguerite dont Bruce Springsteen fit une chanson. Son frère William Dieterle qui devient le cinéaste américain aux cent films. Sa tante Yvette Guilbert, star française du café-concert.
« Le Président n’obéit pas à la température, mais à la pesanteur », Gestes et opinions du facteur Faustroll, Albert Jarry
On dit – non sans raison – que notre temps a un air des années 20. En décidant de reprendre leur Faust de Murnau, les Cartouns Sardines n’avaient pas anticipé la dissolution. Mais ils aiment et connaissent ce film. À trois, Patrice Ponce Pierre Marcon et Jérôme Favarel le cernent et le commentent. Rien à voir avec un ciné-concert. Voix des acteurs pour des dialogues inventés. Bruitages et musique. Un clavier, des vents et diverses autres choses. C’est faire œuvre d’éducation populaire que d’accompagner Faust de Murnau. Le temps passe sur les œuvres sans les effacer. C’est nous qui bougeons.
Un peu de temps et notre œil, nos oreilles sont apprivoisés par les nouveaux imaginaires. Ainsi, « À bout de souffle » de Jean-Luc Godard jugé irregardable par les critiques de son temps, avec ses coqs-à-l’âne et ses faux raccords, est devenu un classique. Le premier rap français qui crevait certains tympans s’écoute sur Radio-Nostalgie. Beaucoup temps, en revanche, crée parfois de la distance. On sait des spectateurs incapables de regarder un film en noir et blanc.
Mais le travail des Cartoun Sardines n’est pas qu’éducation populaire à une cinématographie du passé. C’est un dialogue affectueux et amical avec un édifice. On rit beaucoup. On sait le cinéma muet surjoué pour compenser l’absence de mot. Les mots, les sons, la musique ajoutés par la troupe sont donc taquins. En écho espiègle à l’exaspération expressionniste des formes. Révélant et accentuant l’emphase. Maçonnant improbablement les trous et les bosses de la production. Basculant le tragique dans le burlesque. Sans gommer l’émotion, car la force de l’œuvre résiste aux égratignures. Parce que les interventions des cartouniers respectent ou s’incluent dans le rythme propre de la réalisation.
Cela tient à la fois de l’encadrement et des moustaches de la Joconde. Quelquefois les notes de bas de pages font irruption. Le film s’arrête, recule et repart pour permettre aux spectateurs de mieux comprendre ce qui se joue. Un interview de Murnau, éclairant son travail, se superpose tranquillement à une scène. Le clownesque se fait savant. Jamais pédant.
« L’amour est comme un vent. Nous ne savons pas d’où il vient », La peau de chagrin, Balzac
Le vivant des comédiens, du bruitage et de la musique directs dispute au film l’œil du spectateur. Avantage du théâtre sur la reproduction. Sans surplomb. Avec humilité. Car les Cartouns s’inclinent finalement face au chef-d’œuvre. Le film gagne la partie dans sa conclusion bouleversante. Murnau seul ou presque. Le triomphe de l’amour pour toujours.
Par Laurent Klajnbaum