L'Établi

L’Établi : la plongée dans le travail ouvrier

Sorti au cinéma le 5 avril dernier, L’Établi est un film réalisé par Mathias Gokalp adapté du livre autobiographique éponyme de Robert Linhart publié en 1978. Swann Arlaud joue le personnage de Linhart. L’acteur est notamment connu pour Petit Paysan de Hubert Charuel, film pour lequel il reçut le César du meilleur acteur en 2018, et pour ses engagements en faveur des Gilets jaunes et contre la réforme des retraites. Le film explore la pratique des établis, des militantes et militants, en grande partie maoïstes, qui se faisaient embaucher dans des usines ou des docks pour y préparer la révolution.

À travers ce phénomène politique singulier et trop peu connu, le film explore aussi la violence physique et morale du travail ouvrier ainsi que le processus de l’organisation d’une grève, avec toute la solidarité et l’humanité qu’elle peut révéler face à la répression patronale. Notre article. 

Le phénomène méconnu des établis

Automne 1968 : des hommes de diverses origines font la queue pour un examen médical. On les mesure, on les pèse, on inspecte leurs dents, on vérifie qu’ils soient en mesure de soulever des poids. « C’est bien ici l’embauche Citroën ? », demande l’un d’eux aux autres qui attendent leur inspection. On en suit un autre, cette fois-ci, il s’agit de Robert Linhart, un peu plus chétif que la moyenne.

Il est finalement retenu à l’issue des tests, et commencera le lundi qui suit à l’usine de la Porte de Choisy à Paris d’où sortent les emblématiques 2CV de la marque. Alors qu’il se rhabille dans les vestiaires, il partage des regards discrets avec d’autres candidats, l’air de se demander comment ça s’est passé.

Certains n’ont pas été pris, d’autres iront dans une autre usine. S’ils semblent se connaître et vouloir faire preuve de discrétion, c’est bien parce qu’ils sont là pour s’infiltrer : ce sont des établis, de jeune militants maoïstes cherchant à se fondre dans la masse ouvrière pour la politiser et contribuer à son organisation collective, avec pour objectif d’aboutir à la révolution. La tâche ne sera pas simple à la Porte de Choisy : il est le seul de ses camarades à y avoir été affecté et l’usine est connue comme étant plutôt calme. 

L’Établi est une adaptation du parcours de Robert Linhart dans cette tâche militante, qu’il mena entre 1968 et 1969. À travers la mise en fiction de l’expérience du véritable Linhart, Mathias Gokalp nous propose un retour sur cette pratique politique qui prit son essor dans la continuité de mai 68 et cristallisa nombre de débats et réflexions stratégiques de l’extrême gauche française de la seconde moitié du 20e siècle.

Si l’influence des établis est difficile à quantifier tant la discrétion était de mot d’ordre de ces militants et militantes  (la pratique était assez mixte, Nicole Colas-Linhart, compagne de Robert Linhart au moment des faits relatés dans son livre, était elle aussi établie et importante théoricienne de la pratique), le phénomène a tout de même eu une certaine ampleur. 

On compterait 2000 à 3000 établis à travers la France entre 1967 et la fin des années 80, membres de diverses organisations politiques. Ils sont souvent encore étudiants lorsqu’ils embauchent, et surtout pour beaucoup de jeunes intellectuels. Si leur immersion dans la classe ouvrière répond aux préconisations de Mao lui-même qui appelle les intellectuels « à aller servir les masses ouvrières ou paysannes », elle est aussi la source de l’une des principales critiques faites à ce registre d’action, et plus généralement à la stratégie de « l’avant-garde éclairée ».

C’est notamment ce qu’explore le film de Mathias Gokalp, dépeignant un Linhart un peu plus âgé et installé qu’il ne l’était en 1968, vivant dans un appartement bourgeois avec sa compagne Nicole (jouée par Mélanie Thierry, et qui n’est pas décrite comme établie dans le film) et sa fille qui déteint avec les foyers ouvriers ou les bidonvilles dans lesquels habitent ses collègues et camarades de lutte. Le sujet de cette condition cachée qui le différencie des autres ouvriers est ainsi une des thématiques majeures du film.

Cette tension se développe à travers le peu de risque que prend le personnage de Linhart à participer activement à l’organisation de la grève qui secoue l’usine car, contrairement à ses camarades dont une grande partie sont des travailleurs étrangers qui risquent tout en se mobilisant, lui pourra tranquillement retrouver son poste de professeur de philosophie à l’université s’il est renvoyé. 

Si le film ne revient pas en détails sur la théorie politique de l’établissement et l’histoire des différentes organisations politiques dont cette pratique est aussi le témoin (l’UJCml, le PCRml, le PCMLF, la Gauche prolétarienne, Vive la Révolution et autres partis ouvriéristes ou ne se revendiquant pas du maoïsme comme Lutte ouvrière), ni sur les différents rapports aux syndicats qui ont pu se développer au fil des années et des différentes organisations, il nous invite néanmoins à nous intéresser à ce pan de l’histoire militante de la gauche française et les débats stratégiques qu’elle soulève. 

L’Établi, une mise en scène lumineuse du travail à l’usine et de la solidarité

L’Établi n’est pas un film singulier uniquement parce qu’il traite d’un sujet singulier. Il l’est aussi par sa mise en scène, sobre et lumineuse. À travers le regard et les ressentis du personnage de Robert Linhart, le film est une plongée dans le quotidien du travail à la chaîne. Affecté à plusieurs postes dans lesquels il se débrouille avec peine, Linhart, et par lui le spectateur, découvre la répétition, les cadences soutenues, le rythme perpétuel à tenir au risque de faire s’enrayer toute la ligne de production et d’attirer sur lui la foudre des contremaîtres, mais aussi de ses collègues soucieux de leurs primes.

C’est le rythme, mais aussi les corps de l’usine que met en scène Mathias Gokalp. Une multitude de corps affairés qui peuplent les différentes sections de l’usine et occupent l’image, tous vêtus de leur blouse bleue – couleur dont les nuances saturent l’image des scènes d’usine, en contraste avec le chaleureux jaune de l’appartement de Linhart ou du bar où il retrouve ceux qui deviendront ses camarades de lutte. 

Ce sont aussi l’usure et les blessures causées à ces corps qui se plient au rythme des machines que nous fait voir le film, des mains blessées de Linhart à d’autres accidents plus graves dont il croise les victimes, pour lesquelles la direction de l’usine a encore moins d’égard quand elles sont racisées ou étrangères. L’Établi est aussi un film sur le travail en usine, dont le quotidien et la répétition constituent une grande partie du cadre des scènes du métrage et sur lesquelles elles se penchent en détails.

Une répétition, une usure et une aliénation que l’on pourrait croire révolue avec la modernisation et la robotisation des lignes, notamment si l’on est un éditorialiste très enthousiaste à l’idée de faire travailler les ouvriers deux ans de plus et de supprimer les critères de pénibilité au travail, mais dont d’autres œuvres comme le précieux et terrible livre À la ligne de Joseph Pontus témoignent d’une réalité destructrice toujours bien présente dans les usines – auxquelles s’ajoutent nombre de témoignages, travaux syndicaux et sociologiques ainsi que le compte qui ne baisse pas des morts au travail en France.

L’Établi se distingue également de nombreux autres films « sociaux » ou traitant du monde du travail et qui plus est du monde ouvrier par sa mise en scène lumineuse, que ce soit à l’image, notamment sous les verrières de l’usine, ou dans l’histoire qu’il nous raconte. La solidarité, l’humanité et les amitiés naissent et brillent ainsi à travers l’organisation collective tout au long du film et ne cessent de repousser les ombres du renoncement qui ont pourtant de quoi proliférer grâce à la brutalité patronale. 

Grève, mode d’emploi

Mais L’Établi est aussi un film, et peut-être surtout, un film sur une grève. C’est l’objectif de Robert Linhart quand il est embauché à l’usine Citroën de la Porte de Choisy : mobiliser les travailleurs, coûte que coûte. Son entreprise rencontre un succès mitigé, si ce n’est nul, durant ses premières semaines de travail.

Il cherche des sujets qui pourraient conduire à l’organisation collective et à ce qui mènera selon lui à la conscientisation de ses collègues, mais ces derniers se remettent encore de la mobilisation de mai. Ce sont justement les attaques patronales contre ce qui a été conquis avec les accords de Grenelle qui finiront par mettre le feu aux poudres et ouvrir la voie de l’action collective. Et Linhart de découvrir que ses collègues ne l’ont pas attendu pour être conscientisés et savoir s’organiser.

Le film narre ainsi précisément les différentes étapes d’organisation de la grève pour s’opposer aux heures supplémentaires non payées que veut leur imposer Citroën pour contrebalancer ce qu’ils ont obtenu (rappelant au passage que le patronat tente toujours par tous les moyens, plus ou moins légaux, de voler ce qu’on obtient de hautes luttes).

Des discussions pendant les pauses, notamment le déjeuner ou en fin de journée dans les vestiaires, aux premières réunions d’organisation après le travail, où l’on fait l’état des lieux des rapports de force dans l’entreprise et de la stratégie à avoir, jusqu’à la rédaction des tracts, les débrayages, aux actions en elle-même et aux évolutions du rapport de force qu’elles enclenchent, l’organisation de cette mobilisation devient rapidement l’un des sujets centraux de L’Établi et le moteur de sa narration.

Il explore aussi le rapport aux syndicats, à travers le personnage du prêtre-ouvrier et délégué CGT Klatzman (Olivier Gourmet), personnage inspiré d’un figure similaire, décrite dans le livre Les établis, la chaîne et le syndicat de Marnix Dressen, universitaire lui-même ancien établi. Initialement peu enclin comme son syndicat à appuyer cette mobilisation qui allait coûter trop cher pour le peu qu’elle pouvait rapporter, Klatzman finira par aller à l’encontre de la position nationale de son syndicat pour appuyer la mobilisation de tout son savoir-faire. 

De fait, c’est aussi l’ampleur des méthodes de répression déployée par la direction de l’usine, à travers le personnage du patron Juno (Denis Podalydès), malhonnêtes, inhumaines et violentes, qui viennent cristalliser l’antagonisme du film. Ici aussi les détails ne manquent pas, des miliciens briseurs de grève au chantage et manipulations en passant par les attaques directes contre les travailleurs étrangers s’appuyant sur la précarité encore plus grande de leur situation pour les contraindre à arrêter de se mobiliser. 

L’Établi s’inscrit ainsi dans une tendance contemporaine de films sociaux qui allient description précise des violences et de l’inhumanité du capitalisme, et optimisme de la détermination et de la solidarité. Il y rejoint notamment Reprise en main de Gilles Perret, ou encore Nomadland de Chloé Zhao. Il est aussi une mise en fiction précieuse de l’organisation dans le monde du travail, riche et utile aujourd’hui bien que narrant une histoire prenant place il y a plus de 50 ans.

Si la stratégie d’action des établis est toujours critiquable avec du recul et ne s’inscrit pas du tout dans celle déployée par la France insoumise, elle aura apporté sa pierre à l’édifice de l’organisation collective au travail et par la même occasion donné lieu à des témoignages politiques et artistiques précieux pour appréhender le travail ouvrier, comme celui de Robert Linhart ou encore de Leslie Kaplan dans son important premier roman, L’Excès-l’usine.

Par Martin Mendiharat