Les riches mettent leur argent dans des sociétés écrans tandis que les pauvres mettent leur vie en jeu au sens propre du terme afin d’éponger des dettes. Voici ce que nous propose l’actualité cette semaine. D’un côté, les Pandora Papers où l’on apprend que plusieurs centaines de personnalités dont Tony Blair, DSK, un certain nombre de têtes couronnées contournent les lois nationales afin de gagner toujours plus. De l’autre côté, une série sud-coréenne sur le point de devenir le plus gros succès de l’histoire de Netflix. Celle-ci a en effet atteint des sommets en termes d’audience à peine dix jours après sa sortie. Notre article.
Passons outre les griefs légitimes à l’endroit de la plateforme (#TaxNetflix) pour nous intéresser à la série de neuf épisodes pour la plupart d’une cinquantaine de minutes écrite et réalisée par Hwang Dong-hyeok. Elle s’inspire du manga Tobaku Mokushiroku Kaiji, un manga publié pour la première fois au milieu des années 1990. Dans Squid Game, on découvre plusieurs personnages, 456 exactement, qui s’affrontent à chaque épisode dans des jeux : ceux qui gagnent voient se remplir une tirelire, l’espoir de rembourser les dettes dont ils sont criblés. Quand on perd ou qu’on triche, une sentence irrévocable : la mort. C’est ce que montre la séquence du jeu “un, deux, trois soleil”, virale sur les réseaux sociaux, diffusée et parodiée depuis plusieurs jours.
Dans cette série, la mort surgit dans des décors colorés, on pourrait se croire dans Toy Story, l’individu devenant lui-même un jouet pour contenter, divertir certains. Dans les faits, cette série s’inscrit dans la lignée des films et mangas de survie : Le Prix du danger d’Yves Boisset, Battle Royale dans les années 2000, Hunger Games quelques années après. On peut également penser à la série britannique culte Le Prisonnier où le personnage principal se retrouve captif et sans souvenir dans un endroit coloré qu’il ne peut quitter, tout en étant affublé d’un numéro pour seule identité.
Dans Squid Game, Seong Gi-hun est le numéro 456. A l’issue d’un jeu sur le quai du métro avec un étrange recruteur (le père de famille de Dernier train pour Busan s’est donc reconverti), il obtient une carte, à l’instar des 455 autres participants. Criblé de dettes, ce qui le met en difficulté avec sa mère, sa fille ou encore son ancienne compagne, il consent à participer à un jeu dont il ignore beaucoup de choses, si ce n’est que celui-ci lui offre la possibilité de gagner beaucoup d’argent.
Contrairement aux films Hunger Games ou à Battle Royale, où les jeunes participants sont obligés (par tirage au sort…) de s’affronter, dans Squid Game, les personnes “consentent” (cette notion pourrait être discutée au regard du poids de l’endettement sur les choix des participants, mais en tout cas personne n’est enlevé de force) à ce qui va se passer : à leur arrivée, on leur explique les règles du jeu et on leur indique qu’ils peuvent à tout moment arrêter le jeu si la majorité des participants encore en vie le décide par l’intermédiaire d’un vote.
C’est là que le poids de l’endettement et plus largement de la pauvreté donnent à la série tout son intérêt et en fait le contenu hélas le plus révolutionnaire de la saison sur petit écran. Marx parle de “l’être social”; celui-ci est déterminé par les conditions matérielles d’existence dans la société. La conscience des hommes est déterminée par ces conditions matérielles d’existence et non l’inverse. Dans les Principes de philosophie, Georges Politzer résume : “les conditions matérielles d’existence ne sont pas constituées seulement par l’argent gagné, mais par la fonction sociale”.
Les participants au jeu forment en ce sens une classe : si certains individus occupaient une fonction plus élevée dans la société, leurs dettes contractées à cause de jeu de hasard et d’argent pour certains, ils ont pour point commun d’être dépendants et de ne plus voir leur survie (dans la société et également dans le jeu) assurée. Les conditions matérielles d’existence qui passent notamment par un délitement de l’identité sociale des participants priment sur cette opportunité démocratique de cesser le jeu, la mort sociale constituant déjà une première forme de disparition, l’obtention d’argent étant la seule solution pour se sauver de celle-ci.
Cette série, qui connaît aujourd’hui un succès mondial historique dans l’histoire de la plateforme, offre un contenu parfois violent mais qui donne matière à penser les rapports économiques et sociaux en s’inscrivant dans la lignée des films, séries ou livres de survie. En s’inscrivant dans une généalogie, la série possède aussi une certaine actualité : à l’heure où la pandémie du coronavirus exacerbe les inégalités économiques, à l’heure où l’accès au vaccin est également une question de classe, comment ne pas penser à ce que nos sociétés font aujourd’hui (ou ne font pas) concernant la pauvreté. Il est en ce sens intéressant de prêter attention au succès de la série et de ce qu’elle dit, au-delà de la simple mise en scène ludique de la mort.
Si la série est une réussite, Netflix a réussi le tour de force de la promouvoir à Manille, dans les Philippines, un pays réputé pour les assassinats d’opposants politiques, de défenseurs des droits humains, les règlements de compte liés au trafic de drogue. Pour cela, ils ont placé la poupée du jeu un, deux, trois soleil (épisode 1) sur un passage piéton. Au programme ? Reconnaissance faciale, surveillance facilitée par des caméras dans un pays où les droits humains sont parmi les plus bafoués au monde et où la pauvreté ne cesse de progresser. Un coup de communication terrible qui nous rappelle que les contenus diffusés sur la plateforme peuvent être de qualité et que la médiatisation qui en est faite peut quant à elle être évidée de tout message politique et créer un symbole terrible à des fins purement mercantiles.
Par Marion Beauvalet.